1.1

Hier, vers minuit, je terminais un grand dessin. Je n’en avais pas entamé de nouveau depuis plusieurs mois. Un message d’une amie m’invite à aller boire un verre en ville. Je désespérais de trouver de la compagnie pour terminer cette journée à faire autre chose que parler travail et logistique.

Il est presque onze heures.

Il faut que je me remette à écrire.

Hier, vers minuit, je terminais un grand dessin. Je n’en avais pas entamé de nouveau depuis plusieurs mois. Un message d’une amie m’invite à aller boire un verre en ville. Je désespérais de trouver de la compagnie pour terminer cette journée à faire autre chose que parler travail et logistique.

Je termine. J’arrive dans dix minutes.

Ma pinte est entamée à moitié quand j’allume mon téléphone pour montrer l’image que j’ai achevée un peu plus tôt. Un copain qui s’est joint à nous intervient. Il commente immédiatement, après un regard fugace sur l’écran…

Faut que tu vendes à un ou deux milliardaires et tu seras un artiste. Tu passeras à la postérité… Tout ça. Moi j’ai vendu à des milliardaires.

Je ne sais pas ce qui me déprime le plus dans cette tirade. Qu’il confonde être artiste et vendre à des riches ? Qu’il pense que je veuille être un artiste et passer à la postérité ? Qu’il pense que son conseil a de l’importance en la matière ?

Sans me regarder, il enchaîne.

Non mais il exagère toujours. Moi j’ai vendu à des milliardaires. Yen a que deux ou trois qui sont bien, les autres c’est des mecs qui achètent pour voir… L’Art comme si c’était des friandises.

Il vient clairement de dire qu’il était un artiste et moi non. En même temps j’avais déjà annoncé la couleur à l’oral du Bac. Quand on m’avait demandé ce que je pensais de ces gens qui ne produisaient qu’en commande pour quelques musées et deux ou trois collectionneurs j’avais répondu après une brève pause que ça ne pouvait pas être de l’art si ça n’existait que par contrat. Je n’ai jamais souhaité vendre ce que je fais. J’ai vendu mais je n’ai jamais cherché à être rentable. En fait il a raison. Je ne suis pas artiste. Je ne suis pas ce genre d’artiste du moins. J’ai une production, une démarche, un projet… Ce n’est pas un passe-temps, c’est une vocation. Ce n’est pas un métier ou un rang.

Je ne participe pas à la conversation. Il n’a visiblement pas envie que j’y participe. Ce n’est d’ailleurs pas une conversation. Je pense à mes élèves qui avaient trouvé ahurissante l’histoire de ce peintre qui a félicité un homme, sauveteur d’une de ses réalisations, sans lui demander un sou en échange. L’auteur avait pris l’habitude de peindre sur des panneaux de bois trouvés dans la rue qu’il remettait in situ après les avoir couverts. Un amateur, trouvant une de ses images à son goût, l’avait mise en scène dans un restaurant. Le peintre dînant un jour dans l’établissement, découvrit l’objet encadré. Loin de lui l’idée de demander des droits au patron. Bien au contraire, il l’avait félicité pour son geste. Ce comportement était jugé sacrilège. Montrant à quel point le caractère non marchand de l’art apparaît comme une hérésie dans une société de consommation. Tous les enfants produisent des tonnes de dessins entre l’âge de deux ans et de dix ans. Des dessins dont l’intérêt artistique est discutable et qui finissent tous inexorablement dans une poubelle ou un carton. Peu ont la chance de rejoindre la porte du réfrigérateur ou les murs du salon. Presque tout l’investissement financier et matériel est anéanti. La rentabilité individuelle est, selon les lois du marché, nulle. Et pourtant…

Il se casse… J’échange un peu avec la copine qui m’a servi de prétexte pour sortir. Elle travaille demain, moi non… Elle fait une moue dépitée et part. Je reste encore un peu pour finir mon verre et j’enchaîne à sa suite. Direction, chez moi.

En entrant dans la chambre, comme une sensation étrange. Le siège est bien là, à sa place dans le passage. En tas sur les accoudoirs et le dossier se mélangent normalement le linge et le courrier. Le grand cartonnier est couvert de poussière, d’outils, de gadgets et de bibelots. Une pelote de fil de coton emmêlé traîne toujours sur le rebord de la fenêtre. À côté, une aiguille à broder sous un verre à pied qui a contenu du vin rouge sont en équilibre précaire. La couette est habituellement parsemée de poils noirs. La minette ne dort pas mais me fixe avec insistance, troublée dans son domaine habituel. Deux petits livres jamais ouverts demeurent sur la table de nuit. Le linge de lit en désordre dans l’étagère est évidemment occupé par l’autre chat. Derrière la porte, le pot à bonsaï est bien rempli de cailloux. Au centre de la pièce, le linge propre que je ne plierai pas est dans la corbeille, comme hier. Tout va bien.

Expiration perplexe, inspiration blasée. C’est mon odeur. C’est presque l’odeur de la chambre de mes parents… En moins dense. La chatte cligne des yeux, s’approche et réclame les caresses. Elle roule sur ma main puis glisse son museau en dessous pour que les doigts touchent le dessus de son crâne. Elle ronronne et se trémousse. Le gros nous regarde avec insistance. Chez mes parents, il y avait toujours un chien qui n’avait pas le droit de s’allonger sur le lit mais s’y précipitait à la moindre occasion. Allongé sur le ventre, la tête dans l’oreiller, respirant par la bouche à travers le tissu de son enveloppe, je refais mentalement l’inventaire des choses qui sont là. Il fait chaud. Il faudrait ouvrir la fenêtre. Immobile, les yeux ouverts, enfoncés dans le coussin rouge, je perçois la lumière du jour. Pas sommeil. Pas envie de me lever. Tout va bien.

Le temps passe. La tête toujours plongée dans l’oreiller, mes yeux sont clos. J’écoute presque le silence. La chatte est partie. Un voisin passe l’aspirateur. Ça résonne dans la cour. Ma fille est dans le salon. J’entends la musique du jeu et les cris des personnages qui se tabassent. Toutes les trois secondes environ, un claquement rappelle qu’un disque tourne toujours sur la platine et que la cellule s'abîme sur le macaron. L’étrange sensation qui m’a conduit à prendre cette position est devenue une petite fixation. C’est elle qui me laisse figé, au milieu de mes trucs. Le son de ses pattes sur le rebord de la fenêtre, la chatte est revenue. Ce bruit qu’elle fait quand elle parle aux oiseaux me fait sourire. Miaulement tremblé entrecoupé de claquements de dents. Les yeux écarquillés, pupilles contractées, fixés sur la proie qu’elle ne peut atteindre.

Si l’inventaire n’a rien révélé, peut être que revenir sur mes pas ? Se souvenir de ce qui est perdu ? Les livres sont là depuis quinze jours. Après avoir traversé l’appartement, une escale sur le fauteuil, arrivés sur le lit, ils ne faisaient pas le poids avec mes paupières. Terminus sur la table de nuit. Oubliés de nouveau à chaque coucher. Le linge est en corbeille depuis plus de deux ans. Il y a sûrement dans ce tas des choses qui n’ont pas été portées depuis des mois. Le fil et l’aiguille sont là depuis plus longtemps. Partie d’un rituel. Un kit de réparation de vêtements. L’aiguille s’est glissée sous le verre un matin. Ma main cherchant le téléphone l’a poussée sous le pied, le faisant presque tomber. Vide depuis trois mois au moins. Au fond, le liquide séché en cercle forme une croûte marron sale et brillante. De la poussière s’est posée sur les parois. La poussière, c’est presque exclusivement des peaux mortes. Ma peau morte. Dans mon dos, le cartonnier est couvert de bordel. Une boule de poil grosse comme le poing confectionnée par les enfants en brossant les animaux trône en son pinacle. Ça s’empile depuis des années sur ce meuble vide-poche géant couvert de poussière.

J’inspire dans le tissu. Son odeur a disparu. Finalement, quand elle est partie, c’est la seule chose de sa présence qu’elle avait imposée, dans les draps, une chose infime, un détail.