1.10
Je veux pouvoir révéler le mythe, sans le briser, l’exposer. Quand je décompose un morceau de musique en petits fragments que j’entasse, boucle et redistribue tels quels
Je veux pouvoir révéler le mythe, sans le briser, l’exposer. Quand je décompose un morceau de musique en petits fragments que j’entasse, boucle et redistribue tels quels et qu’il subsiste une once d’esprit de l’œuvre originale ou qu'apparaît un semblant d’harmonie, j’expérimente la part d’ordre primordial de l’univers. Quand j’expose arbitrairement sous forme de nébuleuse tentaculaire les échanges électroniques entre les personnes, je décris la nature entropique de l’information. Je la révèle. Ça n’a pas de sens et pourtant ça a un ordre complexe, informe et hiérarchiquement paradoxal. Comme mes dessins qui décrivent des espaces intimes et improbables qui n’ont de sens que si on veut bien leur en donner. C’est une volonté qui s’exprime dans ce constat. Une quête sociale. Un besoin de domestiquer. Quand je démonte une réalité et que je l’étale et la développe ou la compresse à outrance, je lui donne une densité différente. Elle a un poids, une nature, une consistance unique qui échappe aux codes de la perception. L’être social que je suis veut donner du sens à ce chaos . L’auteur veut explorer la sensation induite par ce renversement des valeurs : La dimension érotique du monde. Une chose structure tout autant le réel par sa présence que par son absence. Les relations de causalités ne sont pas linéaires. La cause et l’effet ne sont que des perspectives de constat : Un point de vue sur le monde. La relation n’existe que parce qu’elle est envisagée. Que se passe-t-il si je change de perspective et que je transforme les échelles, pour voir les choses dans une autre lumière et exposer le bruit qui fait la musique ?
Au moment où j’écris cette nouvelle version, je viens de détruire la précédente qui était proche de sa conclusion mais dessinait une intention qui n’avait d'intérêt que pour moi et ne valait pas d’être partagée.
J'ai toujours deux isographes avec moi. À ce moment là, l'un était chargé d'encre blanche, l'autre de noire. Les deux sont des modèles identiques qui n'ont de différent que la couleur de la boucle de clipsage que porte le bouchon. L'une est dorée, l'autre chromée. Le modèle doré est un peu plus ancien mais il n'est pas plus usé que l'autre. Celui à la boucle argentée est celui dont je me sers le plus souvent. Il est chargé avec de l'encre de chine et de l'encre à dessin au pigment chimique. Deux tiers d'encre pigmentaire et un tiers d'encre chimique, un mélange que j'ai mis longtemps à affiner et que je prépare à l'avance dans un flacon qui m'accompagne. Ca évite que les buses de la tête tubulaire ne s'encrassent. L'autre est chargé avec de l'encre pigmentaire blanche. Quand je trace avec, le trait semble d'un blanc pur sur un fond sombre mais il est légèrement gris. L'effet est subtil mais très pratique, il permet de faire ressortir des détails sur le papier clair de mon carnet. Le papier n'est pas, lui non plus, tout à fait blanc. Il est légèrement jaune. C'est flagrant sous la lumière d'une lampe de bureau qui augmente les contrastes colorés. C'est parfois désagréable et donne aux dessins un aspect vieillot, trop bavards. J'élimine cet inconvénient en archivant chaque image en photographie noir et blanc.
Le blanc est donc gris. La nuance est imperceptible sur un fond sombre. Il s'encrasse moins rapidement que le noir et son tracé est mat. J'en avais un autre avec moi à ce moment-là. Les deux premiers étaient des zéros virgule sept millimètres à bague bleue. Le zéro virgule cinq millimètres était unique avec sa bague marron. Sa buse est dorée, plaquée bronze contrairement aux autres qui sont chromés. Il a une fâcheuse tendance à l'encrassement, même avec mon mélange spécial. Sur la dernière page du carnet et la couverture que je destine à cet usage, il faut plusieurs minutes pour qu'en dessinant des arabesques cursives alternées de courtes mais frénétiques séances d'agitation de bas en haut, la pompe s'amorce et le piston conduise le flux pigmenté jusqu'à la buse et enfin la page. D'abord pâle et intermittent, le trait, progressivement, devient intense et régulier. J'en avais un quatrième ce jour-là. Un plus fin, le zéro virgule trente-cinq millimètres. Il ne pose habituellement pas de problème et se charge avec un mélange inverse d'encre pigmentaire et chimique. Son embout est aussi plaqué de bronze et sa bague d'identification est jaune. Ces deux modèles sont les plus anciens que j'avais à ce moment-là. Ils avaient quelque chose de plus raffiné. Ça dépasse l'aspect luxueux de l'embout doré. Ils ont l'air plus lourd, plus brillant, et pourtant ils ne le sont pas. Je ne saurais dire comment leur vision me donne cette impression. Peut-être une infime variation dans la ligne de leur corps qui les rendrait plus élégants et plus riches ?
C'est ce modèle que je prends pour commencer. Quand je l'ouvre, je sens qu'il y a du sable dans le pas de vis qui permet de séparer le bouchon de la tête. Ce crissement à l'ouverture me fait l'effet d'ongles d'acier sur de la taule. Mon rituel de dessin ne souffre aucune frustration. Mon stylo est un outil de précision, un fétiche qui m'évite habituellement toute déconvenue. Ma matinée est vraiment mal engagée.
Tu as enfin appris à te taire pour arrêter de te faire des ennemis ?
Non.
Ah ?
Je n'ai pas vocation à me faire des amis ou des ennemis mais je sais qu'en disant ce que je pense, le tri se fait tout seul et je suis rarement en relation avec des hypocrites.
Ce mec me saoule. Il y a quelques mois, j'avais dû étudier et commenter un texte où il décrivait un couteau - son couteau - et exprimait la relation intime qui lie l'objet à son possesseur. J'ai étonnamment pris un certain plaisir à étudier ce texte mis en relation avec des extraits variés autour de ce complexe lien objectif qui unit indubitablement un outil à son utilisateur. Objectif car indubitablement particulier et intelligible par tous. Putain de fascisme émotionnel. Le mec, auteur, voudrait nous faire croire que sa relation aux objets peut être universellement partagée alors que lui seul peut la formuler... Comme si on était tous pareils, sauf lui.
Je ne comprends pas ce que tu racontes.
Pourtant c'est en français. Les mots sont clairs.
Oui, je comprends les mots, mais ça ne fait pas sens pour moi. Je comprends mais je ne suis pas d'accord.
Parce que tu voudrais en plus qu'on soit d'accord ?
On s'aime. C'est important d'être d'accord, non ?
Oui mais pas sur tout. C'est impossible. C'est terrible.
Mais non. Si on est d'accord sur tout, on a plus rien à se dire et on se quitte.
J'ai un Opinel, qui m'accompagne depuis près de vingt-cinq ans. J'ai perdu beaucoup de couteaux avant que celui-ci ne devienne le mien. C'est celui que je n'ai jamais perdu. C'est celui que j'avais attaché à une longue tresse de coton blanc. Celui qui était lié de son manche percé à cette corde terminée par un mousqueton. Un mousqueton que j’accrochais à un passant de mon pantalon, à ma ceinture ou à mon sac. Comme les autres avant lui. Ils avaient tous cette ligne de vie d'un peu plus d'un mètre de long qui me permettait même de les prêter sans m'en détacher. Inexorablement, ils ont tous été perdus. Aujourd'hui, il n'y a plus cet ombilical pour le lier à moi. Je me demande si il n'y a pas un lien mystique et mystérieux qui m'unit à lui ou si ce n'est pas le premier objet auquel j'aurais réellement accordé de l'importance et de l'attention. Comme un artefact de maturité, une décision de devenir, à travers sa possession indéfectible, adulte, de fait, et pouvoir le prouver en le montrant.
Mes enfants aiment cet objet qu'ils regardent comme un des éléments de mon identité. Il est devenu un totem qui signale ma présence à table. L'endroit où je me place. J'avais offert à la mère des petits un laguiole en corne polie pour un de ses anniversaires. Je crois qu'elle l'a encore et le conserve dans son sac à main. Mon grand a un Leatherman miniature qui une fois déployé, ne dépasse pas la longueur de son auriculaire. Sa pince est si petite qu'elle ne peut même pas servir à casser des noisettes mais il est très solide et utile pour du petit bricolage. Il en est très fier mais sa mère lui a confisqué depuis plusieurs mois. Depuis, il a lui aussi un Opinel de plus petite taille qu'il garde précieusement caché chez moi pour ne pas se le faire enlever. Son petit frère a le même modèle mais à bout rond. C'est plus pour faire comme tout le monde qu'il en a un. En fait, il n'en a strictement rien à faire. Il le perd tout le temps et ce n'est pas bien grave puisque je le retrouve, pour le moment. Leur sœur s'est fait offrir une lame auvergnate faite par un artisan coutelier. Son manche est en corne rugueuse et il est un peu grand pour les mains d'une enfant. C'est un véritable outil. Elle l'a mis au lave-vaisselle pour le nettoyer un jour et il a rouillé depuis. Il garde de cette épreuve des piqûres sur sa lame et la corne qui le décore a gonflé et s'est tordue dans son logement.
J'arrive devant le lycée. C'est la première semaine de juillet et je suis venu au pied levé de chez moi pour un rendez-vous avec le directeur. Une amie m'a recommandée pour le poste et j'ai transmis par elle un Curriculum et mes coordonnées. Il est un peu plus de dix-sept heures quinze. Je suis en avance de quelques minutes mais toutes les portes sont fermées. La secrétaire de direction semblait pressée de partir et m'avait expliqué de façon lapidaire qu'il fallait que je me fasse annoncer par la fenêtre. Il y a quatre fenêtres entrouvertes. Je commence par la plus à gauche et m'annonce timidement après avoir tapé au carreau. Pas de réponse ou le moindre signe de vie derrière les trois premières et ce n'est qu'en arrivant à la dernière que je distingue une silhouette et entend des voix derrière la vitre dépolie. Je toque.
Il y a quelqu'un !
Il a qu'à sonner ! J'en ai rien à faire.
J'ai un rendez-vous et la sonnette ne fonctionne pas !
Oh, merde ! Oh, pardon ! Va lui ouvrir s'il te plait ! »
Un pas de côté et je suis face à la porte vitrée. Un homme d'une cinquantaine d'années apparaît, venant certainement de la pièce où j'ai toqué. Il porte un tee shirt noir orné d'un loup. Je vérifie qu'il ne porte pas aussi un aigle, un drapeau américain et un portrait de Johnny avec ou sans Harley Davidson. C'est un défi que je me suis lancé. Trouver un tel objet relève du tour de force. A ce jour, je n'ai trouvé que trois de ces éléments réunis sur le même vêtement, dans toutes les combinaisons possibles et imaginables. Il a remarqué que je contemple son haut et m'informe que je pourrais trouver le même ou une variation sur le marché du mercredi en centre ville. Je lui réponds quelque chose que je ne comprends pas moi -même en le remerciant de m'avoir ouvert la porte. Ma casquette à la main, j'entre. Une femme m’accueille pendant qu'il ferme derrière moi. Elle vérifie mon nom et m'invite à m'asseoir sur une des deux grandes chaises du hall. Elle va partir elle aussi. Elle me montre la porte d'où le directeur viendra me chercher. Je m'assois et commence à dessiner dans mon carnet.
J'ai couvert trois pages quand il sort et me salue en me fixant droit dans les yeux. Il me fait signe de le précéder dans son bureau sans rompre le contact visuel. Il est un peu plus petit que moi, porte une chemisette en viscose rose et une cravate vert sombre en coton. A peine assis, il me dit qu'il aime bien mon profil qu'il est content que je lui aie été recommandé. Qu'il a beaucoup d'autres candidatures mais que si je veux, j'ai les heures. Il y en a peu mais elles sont pour moi parce qu'un membre de son équipe me connaît et qu'il accorde plus d'importance à la cooptation qu'à l'entretien. Je suis à la fois gêné et content de l'entendre mais je dois lui annoncer que je n'ai pas encore reçu "L'Accord Collégial". Cette autorisation non contractuelle d'enseigner que délivre un collège de directeurs d'établissements. Je ne l'ai pas eu au premier passage et je viens de passer en appel. Il fronce les sourcils. Bon, je vous garde les heures sous le coude jusqu'à la décision de la commission. Elle sont à vous pour le moment, sans accord, je les donnerai à un autre.
Vous étiez habillé comment ?
Hein ?
Non mais les artistes, on vous connaît. Vous êtes toujours un peu plus colorés.
Comme aujourd'hui. J'étais tout en noir. J'avais une chemise au lieu du tee shirt… Et ma casquette.
La casquette, ça ne me dérange pas tant que vous l'enlevez à l'intérieur.
Elle est dans ma main.
Très bien.
Le cinquième est encrassé. Le un virgule quatre millimètres est toujours encrassé au début mais repart après quelques secondes d'agitation. L'important débit de ce modèle à virole bleu-vert fait que le liquide, en contact important avec l'air, bloque le loquet métallique qui régule son flot dans le cylindre d'expulsion en séchant. Le poids de cette pièce métallique arrive sans peine, après quelques mouvements de bas en haut, à dégripper le conduit au rythme du cliquetis spécifique permis par l'efficacité combinée de la gravité et l'énergie cinétique transmise de mon bras au stylo.
Le dessin c'est de l'électricité et de la lumière avec un peu de chimie. De l’électricité dans le cerveau fait qu'une idée, un désir, un dessein, un truc chimique est converti de neurone en neurone et de nerf en nerf jusqu'aux muscles du bras et de la main en signal. Un signal qui dirige la pointe du crayon sur la page et oriente le tracé. De la lumière qui va de la page à l'œil et redevient de l'électricité sur la rétine qui conduit l'impulsion au cerveau. Une autre partie du cerveau que celle d'où tout a commencé, à des millions de connexions de là. Le signal chimique a été converti en signal électrique puis analogique puis optique puis électrique et là, ce truc dans ma tête compare pour ajuster ce qu'il s'est passé là et là-bas; ce qui est en moi et ce qui en sort. C'est encore de la chimie et l'évaluation du mélange d'hormones et d'autres composants complexes va plaire ou non à ce truc que j'ai dans la tête. En conséquence, d'autres signaux électriques seront envoyés à mon stylo par voie électrique et à mon visage aussi, sur lequel on peut lire la satisfaction ou le dépit en fonction de ce mélange. Ça me fatigue d'y penser en le faisant. C'est simple de le faire sans y penser.
Je ne sais toujours pas si j'aurai mon autorisation d'enseigner. C'est quitte ou double. Si je l'ai, je double mes heures. Si je ne l'ai pas, je me retrouve au minimum, encore. Je ne voulais plus être salarié. Je ne voulais plus avoir l'impression que ma subsistance était entre les mains de personnes qui ne me considéreraient pas comme une personne.
Il est un peu plus de vingt-trois heures et nous discutons en terrasse. Nous sommes cinq autour de la même table. Un peu plus à gauche, deux autres amis sont en face à face, écoutant d'une oreille discrète la discussion. On parle d'un philosophe slovène et d'un de ses sujets favoris. On parle du culte du bonheur dans la société occidentale. J'explique que pour lui le bonheur n'est pas un objectif réel mais un état passager, et que sa poursuite à tout prix et l'illusion de sa permanence que propage le marketing est une chimère. Nous ne sommes pas tous d'accord à ce sujet autour de la table mais nos voisins, passablement alcoolisés sont eux apparemment hilares de nous voir deviser sur ces sujets autour d'une bière. Ils parlent à voix basse et je saisis "branlette" quand j'évoque avec un de mes voisins les entretiens qu'un artiste a eu avec un critique. Je suis triste. Je ne comprends pas. Je n'essaierai pas encore ce soir d'en parler avec eux. Ils ont désespérément décidé que certains sujets ne valaient pas la peine d'être évoqués mais qu'ils valaient la peine de mépriser ceux qui les évoquent.
Il est presque quinze heures. Nous rentrons de Montpellier à Tours. Elle s'émerveille en boucle à propos du paysage. Je suis encore saoul. Je me suis endormi dans son lit. Elle a dû me porter dans le mien. Je ne dis rien. Je ne dors pas, je ferme les yeux pour ne pas voir défiler la route. Ça ira mieux plus tard. J'écoute le bruit des roues sur la chaussée et celui du moteur qui monte en régime. J'écoute le vent s’engouffrer par la fenêtre, ponctué d’appels d'air que provoquent les véhicules que nous croisons. Je sens l'odeur de nos passagers à l'arrière. Il sent l'after shave et elle le shampoing et la crème solaire. Et elle, près de moi, à l'avant, elle ne sent rien de spécial. Je connais son odeur. Je ne la distingue pas ici. Et moi je sens le Ricard. L'autoradio fredonne du Gainsbourg.
Ford Mustang dans la Fiesta.
Haha. T'es con.
Vingt-deux heures. Je suis allongé sur le sol. J'ai l'impression d'avoir vomi sous moi; l'impression que j'essaye de ne pas laisser mon visage se poser au sol. Je ne suis sûr de rien. Mon instinct me dit qu'il ne faut pas que je laisse retomber ma tête. Cette odeur est insupportable. Je sens sous mes mains la poussière, le sable et les graviers du terrain de pétanque. Je suis à peine sorti du bar. J'ai peut-être fait dix mètres. C'est un de ces moments noirs. C'est un instant de lucidité entre deux néants.
Je me souviens de l'après-midi entre la villa et Nîmes. Je me souviens du producteur de vin qui n'ouvrait pas le dimanche. De la caisse de boules que j'avais portée à l'aller puis une partie du retour, soutenu par elle. Je me sens tomber. Je sais. Je gagne les deux parties et le club bouliste du bistrot nous défie en doublette sur la troisième. Treize à cinq. Vu notre grammage, c'est un score très honorable mais nous devons tout de même payer notre tournée. On aggrave notre cas. Les boules sont rangées. Debout sur la caisse à munitions pour le reste de la soirée, j'ai perdu le compte au septième Ricard. Elle a eu la présence d'esprit de ne pas finir ses verres alors que je les ai enchaînés courtoisement mais efficacement. Je me suis gouré de lit cette nuit. Elle a dû me virer et j'étais pas vraiment d'accord. Ça me fait rire mais je crains que ça n'ait pas été si drôle que ça sur le moment.
Je suis à Amsterdam. Elle est à côté de moi. Je suis en deuxième année. Elle est en troisième. Elle est mariée. Je suis en couple avec celle qui sera la mère de mon premier enfant. Nous sommes en train de parler de ce que je fais. J'écris tout ce que je vois, tout ce que j’entends, tout ce que je fais, tout ce qui se passe dans un carnet. J'y ajoute ce que je pense au moment où j'écris. Je note ce que je ressens quand je le fais. Je me souviens, nous sommes sur un talus herbeux, le banc est en hauteur. Nous venons de faire des achats de souvenirs. Elle a acheté une paire de menottes avec de la fourrure rose. Je ne sais pas ce que j'ai acheté mais j'ai un sac en plastique rose translucide sur mes genoux, sous mon cahier. Elle me dit qu'elle m'aidera à transformer le manuscrit en quelque chose de lisible. Ca me fait plaisir mais je ne crois pas que ça m'intéresse. Je crois que ce qui m'intéresse le plus c'est que ça l'intéresse, elle. Je ne sais pas encore qu'elle s’effondrera quand elle me dira ce qui se passe dans son couple dix ans plus tard. Aujourd'hui, elle a un quart de vie de plus que moi. C'est énorme. On est amis. Elle sera un des témoins de mon mariage. Elle gardera mon manuscrit au retour de ce voyage. On va manger thaï et personne ne finira son assiette. On aura une présentation de projet où je passerai pour un taré. Je ne sais pas encore que je lui plais déjà mais qu'il ne se passera rien avant sa séparation et la mienne. Je ne sais pas encore qu'on vivra ensemble.
Le désespoir ça rend amoureux.
Ta gueule.
Je passe en revue mes outils de dessin en écoutant le son que crache l'autoradio. Je les inspecte tous et les nettoie méticuleusement avec mon petit kit de voyage. Un chiffon de coton, vestige d'un tee shirt de mes enfants, un pot à confiture rempli d'eau du robinet, un flacon d'eau écarlate et une petite boîte où stocker les pièces détachées. J'utilise peu le dissolvant pour ne pas incommoder nos covoitureurs. J'ai aussi peur de réveiller ma nausée. J'astique tous les Rotring sauf le plus fin. J'ai peur que les vibrations de la voiture et mes restes d'alcoolémie ne me fassent trop trembler et abîmer les parties fines. Je le ferai demain, ou peut-être ce soir quand j'aurai retrouvé mes chats et mon appartement. Il n'y a rien au frigo et je n'ai pas encore payé mon loyer. "Sous le Soleil", piste dix-huit sur vingt, nous évitons au passage la sortie menant à l'itinéraire vert qui traverse Vichy. J'ironise sur l'occupation. Ce n'est pas drôle. Je ris quand-même.
Je pense à La Grande Motte. Un véhicule de police nous dépasse. Ses quatre occupants en chemise bleue nous toisent en roulant au pas. Sous les verres solaires, les regards sont tournés vers la promenade. Les remarques sont intelligibles dans le chahut diffus du son des ricanements. Les mâles assermentés commentent les culs et les seins qui arpentent la promenade.
Je peine à comprendre le rapport qui me lie à elle. Son commentaire me dépasse et je l’ai rembarrée sèchement en live à ce sujet. Je ne sais pas comment gérer notre relation, ma relation à elle. En fait je crois que de sa vie, ne m'intéresse que ce qui nous connecte et pas le reste. Je n'ai pas plus envie de lui raconter que de savoir autre chose. L'impossibilité pratique de pouvoir satisfaire ce désir me plonge dans une frustration quasi obligatoire que je lui témoignerai très violemment et maladroitement. Évidemment elle ne comprend pas ce qui me prend. Évidemment, moi-même je ne sais pas.
Je lui lis la préface de mon roman de plage. Je lui parle de cet italien. Il est impossible de savoir si ce que je lui dis l'intéresse ou la laisse indifférente. Je pars lui acheter les chouchous qu'elle réclame depuis trois jours. A mon retour, je lui lis le premier paragraphe du troisième chapitre. Le coupe-papier. Quelle saveur doit avoir cette littérature en italien. Traduit en français, la sonorité et la fluidité de la prose sont tels que la description simple et systématique de l'utilisation de cet outil en font presque un acte poétique. Je connais bien la perte d'intensité qu'un texte subit quand il passe de l'anglais au français. C'est un des inconvénients de mon éducation. Je ne voulais pas entrer en classe bilingue. Je n'avais rien contre l'anglais et la perspective de ne plus prendre de cours d'espagnol était séduisante mais je n'aimais pas les élèves de cette section. Majoritairement enfants de bourgeois, leur mentalité me révoltait et ils faisaient partie de ceux qui me traitaient de fou. C'est étrange, la faculté qu'ont les adolescents et les enfants en général à se catégoriser de façon abstraite et arbitraire sur des critères qu'ils revisitent quotidiennement. En fait ce n'est pas si étrange. On leur apprend à vivre en groupe de niveau, d'âge. On leur apprend à se comporter en groupe, en classe, en section. À fonctionner de façon cohérente. Les sixièmes ne parlent pas aux cinquièmes et il faut avoir des amis dans sa classe. Les cinquièmes A c'est tous des crevards et les cinquièmes D c'est des Bourgeois. Je voulais rester un tocard moyen. Pas envie qu'on s'intéresse à moi.
Pendant que je lui fais la lecture, elle a entrepris de former deux protubérances dans le sable. Après quelques remarques salaces, elle finit par dessiner le corps d'une femme allongée sur le ventre. Ses attributs en font une femme mais sa taille et ses proportions en font une fillette dont la pose passive est légèrement indécente dans son abandon. Après l'avoir aidé à peaufiner les fesses de sa lolita, je me mets à creuser un trou dans le sable à droite de ma serviette. Quand la profondeur me convient, j'annonce la couleur.
« Voilà.
Voilà quoi ?
Une école de l'ONU à Gaza !
C'est très ressemblant.
Elle éclate de rire. Hier une école gérée par l'ONU a été victime d'un tir de missile dans la bande de Gaza. Des dizaines d'enfants et de personnels humanitaires sont morts ou portés disparus. Nous sommes sur la plage. Fixant l'horizon. Tranquilles. C'est les vacances.
Trois jeunes hommes bientôt suivis d'un père - et apparemment de sa fille - s'installent près de nous. Ils photographient et complimentent la création de sable que nous venons de terminer. Le père a entrepris la réalisation d'une tortue. Sûrement une tortue des Galápagos mais par défaut. Il avoue ne pas connaître d'autre espèces de tortues de mer. Je réalise, pendant ce temps, la construction du quartier périphérique à mon école. Un hôpital, un dispensaire et plusieurs habitations fracturées par des éclats de shrapnel. Elle m'aide dans mon entreprise d’urbanisme et me parle d'une pièce de Kader Attia que je ne connais pas. Quand le père revient pour contempler notre ouvrage, il éclate d'un rire gêné... Un coup de pied pourrait tout balayer. J'ai pris quelques photos que j'ai publiées sur internet. Elle s'est éclipsée pendant que je photographiais. Un quart d'heure, très seul, face au vent. Rien à dire, rien à faire. Je ne peux pas partir nager et laisser nos affaires sans surveillance. Je ne supporte pas de rester là. Je n'ai pas envie d'être seul sur cette plage.
Je n'ai pas écrit depuis longtemps. J'ai besoin que ça travaille. J'ai besoin que ça macère. C'est trop à vif. Je vais tout transformer en règlement de comptes. Il ne faut pas que ça vienne trop de moi. Il faut que j'oublie. Il faut que j'invente. Ca doit produire du sens et avancer de soi. Il faut que ça se pose là. Que ce soit sûr. Tous les matins je me dis que je vais m'y mettre. Mais avant, il faut que je me libère. Il faut que je règle tous les soucis du quotidien, que je mette un frein à toutes les distractions. Je dois me faire un café, tourner la machine à laver, vider le linge, plier, ranger. Faire la vaisselle, faire à manger. Lire les informations et les commenter. Prendre des nouvelles de tout le monde, écouter ce nouveau morceau, aller faire les courses et rentrer. Il est déjà vingt heures. Il faut faire le dîner et préparer ma soirée. Trouver un film ou une série à regarder. C'est comme ça depuis presque trois semaines, avec, en plus, les tracas du quotidien.
Tu devrais écrire sur le fait d'écrire. Ça te libérerais peut-être !
Je ne fais que parler du fait d'écrire. Ça fait un peu gigogne comme sujet tu ne trouves pas ?
C'était il y a quinze jours.
C'est le deuxième texte de toi que je lis. Tu mets le lecteur en difficulté sans que ce soit ennuyeux pour autant. Naturellement, je suis un peu dérouté quand bien même je t'aperçois sourire derrière ce texte.
Haha !