1.11

Je me souviens, cette nuit. Elle est morte en couche d'un enfant dont elle n'était pas la mère et dont elle ne connaissait pas le père.

Je me souviens, cette nuit. Elle est morte en couche d'un enfant dont elle n'était pas la mère et dont elle ne connaissait pas le père. C'est un mauvais rêve. C'est rare qu'ils survivent à mon réveil. C'est un souvenir, un mauvais souvenir. C'est une mémoire insensée d'un événement qui n'est pas arrivé mais qui a su me tirer de mon sommeil aujourd’hui.

Il est cinq heures. Le passage d'un poids lourd me réveille. C'est un village de cinq-mille habitants. La route départementale qui longe la maison rend les matinées bruyantes, dès l'aurore. Mon appartement de centre ville est mieux isolé du bruit que cette maison de ville. Un pavillon sans prétention, sorti de terre dans les années soixante avec une piscine au fond du jardin. La rue est tellement étroite que les camions passent à moins de trois mètres de mon lit. J'ai toujours dans la bouche le goût du vin que nous avons bu hier. Nous avons vu, un peu plus tôt, les arènes locales. Arrivés trop tard nous n'avons pas pu déambuler à l'intérieur. Je ne connaissais pas l'histoire du monument. La finesse de certains détails ne collait pas avec son origine romaine. Il a sûrement subi un certain nombre d'aménagements esthétiques au fil du temps. Peu de constructions de cette période sont parvenues jusqu'à nous. Comment s'est faite la sélection entre ce qui est resté et ce qui a disparu ?

Odeur de feu de bois. Assis sur mon béret, je fais cuire du pain dans un four en terre crue construit un peu plus tôt. Il doit être vingt trois heures au moins. Je n'ai ni montre ni téléphone et c'est approximativement que j'évalue l'heure qu'il est. Je suis épuisé. J'ai marché toute la journée. Un peu plus de vingt kilomètres sur des routes et des chemins de campagne, seul. C'est le soir et je vais dormir à la belle étoile une fois mon pain cuit. Nos chefs appellent ça survie. Rien de tout cela n'a de sens et pourtant j'aime être là.  Loin de tout, dans la forêt. Il n'y a pas de danger. Les rares animaux ont peur et détalent quand ils sentent ma présence. Je n'ai pas de prédateur. La lueur diffuse d'une ville au loin efface une partie des étoiles dans le ciel. C'est de l'isolement. Je ne mangerai pas ce pain. Il y a beaucoup trop de levure. Il aura un goût de vomi. Il sera trop dur parce que je ne l'ai pas assez fait lever mais il sera surement très beau car sa croûte est léchée par la fumée qui le colore. La plupart des autres ne savent pas faire à manger sans un ouvre-boîte. J'ai mangé un lapin ce soir. Je n'ai pas beaucoup de mérite. Il était certainement suicidaire. Sorti de son trou, devant moi je lui ai mis un grand coup de bâton. Il a volé comme un torchon dans les buissons. J'ai mis quelques temps à le retrouver dans l'herbe. J'étais inquiet qu'il ait survécu, qu'il agonise blessé. Je me remémore ce film éducatif que nous avait passé la maîtresse en cours élémentaire. On y voyait un chat domestique chassant sans succès les oiseaux et les rongeurs. Bredouille, il rentrait chez son maître pour manger des croquettes sur le pas de la porte. Nous étions comme ce chat. Je n'ai pas dormi ce soir-là. Il s'est mis à pleuvoir. J'ai passé mon temps à maintenir mon abri au sec.

Quelque chose me réveille. Elle chante à tue tête dans le salon un tube des années quatre-vingt-dix. Je n'ai pas envie de me lever. Il y a du sable au fond du lit, un souvenir de la plage, hier. Ma jambe se promène horizontalement sur le drap, faisant rouler les grains sous elle sans parvenir à les chasser. La nuit dernière, il a fait si chaud que l'oreiller et tout le lit sont humides de sueur. Le sable colle à ma peau. J'ai peu dormi mais je n'aime pas cette sensation d'abrasion. Je vais devoir me lever.

La mise en scène autour des maquettes de est spectaculaire. Lumière rasante et petites maisons mobiles. Le déplacement de leurs ombres portées sur les murs en fond de salle, noir sur blanc éclatant, construit et démonte en permanence des profils urbains monumentaux. C'est magnifique et c'est minable. Les tables qui portent les miniatures voyagent dans le hangar poussées par des danseurs au son d'un ballet écrit par un compositeur célèbre. Ils gesticulent quelques pas, font deux ou trois mouvement, passant d'un diorama à l'autre. C'est du flan. Ils ne sont là que pour faire tourner les tables. C'est joli et c'est chiant. Ça ne dit rien. Je m'interroge sur le statut social de ces pousseurs de tables. Ils ont juste vingt ans.

Animateur de galerie, un boulot de vacances pas moins merdique qu'un autre.

Oh putain que t'es chiant.

Une vingtaine de photos alignées sur le mur. Elles jalonnent une cimaise qui mène au guichet d'accueil de l'exposition d'architecture. L'auteur est connu comme un “grand réalisateur de cinéma du XXème siècle”. Cette petite exposition est pathétique. Il n'y a rien à voir si ce n'est le nom de l'auteur. Je me demande à quoi ça sert. Il n'a pas besoin de ça pour vivre. Entre les pousseurs de tables qui sont manifestement là pour gagner leur vie et ce faiseur de film absent dont on contemple les photographies ratées il y a un enjeu terrible. Un esprit consumériste qui me choque. Tout cela est profondément vulgaire.

Ça me fait penser à ce texte sur un peintre qui parle des cinq sujets qui se manifestent quand un amateur contemple le travail d'un artiste et l'apprécie. D'abord, le sujet de la culture et celui de la spécialité. Ceux qui désignent les esthètes. Puis il y a les sujets profanes du plaisir et de la mémoire. Celui qui fait qu'on ne sait trouver les mots pour dire son sentiment et celui qui ne sait que par des souvenirs circonscrire le présent. Et enfin il y a le cinquième sujet, la pulsion de reproduction, l'appel de l'imitation, celle qui fait que celui qui regarde se sent comme celui qui invente. Je pense à cet artiste qui disait qu'autant que le peintre c'est celui qui regarde qui fait le tableau. Lui, auteur, rend ces évènements simultanés. Les critiques ont détournés ses mots pour induire une chronologie de l'auteur au regardeur, comme une division du travail. Une industrialisation de la fonction créatrice. Mais il n'y a pas de lien de causalité. C'est un état, comme le bonheur, momentané, fugace. Ce n'est pas là. Il n'y a pas de sujet.

Il fait vraiment très chaud. Nous avons mangé à la première table sur le chemin. Quelque chose clochait dans cette fin de matinée. Tout a commencé avec ma carte bleue, restée dans mon pantalon de la veille. Malaise au moment de l'addition. Je n'ai pas de quoi régler la note en liquide et c'est mon invitée qui complète. Je n'aime pas promettre sans pouvoir tenir. Plus tard, ce sont mes Rotrings qui sont secs. Il me faut les nettoyer. C'est compulsif. Il le faut, au plus vite. Le zéro dix-huit s'est ouvert dans ma trousse et j'ai peu d'espoir de le sauver. Le zéro vingt-cinq repart en quelques secondes et le zéro cinquante devra être baigné ce soir. Je m'acharne. Vingt minutes à la table du restaurant. Elle fait preuve de beaucoup de patience. Le zéro dix-huit sera déclaré mort dans la soirée. Le piston s'est voilé dans la pompe d'admission. Elle est vraiment trop clémente avec moi mais je crois qu'elle tire une certaine satisfaction à être la victime bienveillante de mes manies. Elle ne me reproche plus d'exercer un pouvoir intellectuel. Je suis totalement esclave de ces petits gestes qui me rassurent. Je me sens insignifiant, irresponsable. Je crois que ça la rassure de savoir que je suis perdu.

J'ai chaud.

J'ai envie de boire en permanence.

Putain je suis trop con.

Mais non, t'es juste toqué et poursuivi par tes actes manqués.

Le trou qui figure l'emplacement où sera construite la tour dépasse de loin ce que les maquettes laissaient imaginer. L'endroit d'où nous le contemplons, le fond de la cuvette où se déploie le site de construction et la plupart des bâtiments de la friche est à plus de quinze mètres en dessous du niveau de la rue. Cette partie de l'édifice sera enterrée et la partie visible, recouverte de plaques de titanes, atteindra les cinquante six mètres. Ce sera le point culminant de la ville. Le reste est un décor de far west. Comme les photos sur le mur tout à l'heure, c'est une violence esthétique qui se manifeste. Sculptural, ce centre d'art va dominer toute la cité, comme une vigie. Un délire mégalomane.

Je crois que j'ai dix ans. La poussière, le train, le viol et des bâtons de dynamite. Tout cela accompagné de beaucoup de sang et de murs ocres et clairs. C'est un choc esthétique. Je ne me souviens de presque aucun élément précisément mais seulement de sensations que j'associe à des mots, des noms, des formes. Il m'est impossible avec certitude de me remémorer, visuellement, une image du film. Il y a la musique, la mélodie, cette litanie mélancolique qui tranche avec la tonalité western. Il y a cet homme sale qui tue et pille en compagnie de ses fils au son de cette musique qui devient lyrique et s'oppose bruyamment au silence.

Pas un souffle de vent entre ces murs sans toit flanqués de piliers métalliques. Une immense fenêtre dans le mur, sur ma gauche, se découpe sur un ciel violemment bleu qu'elle encadre, déployant sous elle le trou du futur musée. Traversée de la cour est une épreuve physique. Le soleil est très haut et le sol est très blanc. Plusieurs hectares de vide s'étalent devant nous. Au nord, les maquettes à l'est, notre destination, une autre expo.

Bilbao, il y a quinze ans, une de nos guides voulait que nous rentrions en urgence car sa fille était malade. Elle argumente autour du prétexte de la fermeture partielle du musée. Travaux d'amélioration et de maintenance. Pas un bruit quand elle demande qui approuve son projet. Plus tard, notre autre guide mène une promenade architecturale. Elle durera deux jours. Il y a trop d'informations. Je peine à retenir quoi que ce soit. L'opéra, ce bloc d'acier rouillé sortant de l'eau et les volumes intérieurs du musée sont mes seuls souvenirs visuels. Ça, c'est resté. C'est l'intérieur des bâtiment que je trouve le plus passionnant. Il a une conception de l'espace et une intuition des volumes qui va bien plus loin que l'aspect spectaculaire des façades froissées. Il sait déployer d'imposant volumes qui impressionnent, non par leur poids et leur autorité mais par leur évidence et leur respect de la petitesse des corps qui les traversent. C'est lyrique. Celui qui entre à la sensation de se voir de haut, de se sentir grandi en passant la porte.

C'est sur que le mec au bout, près de la cafétéria connait le mec de l'entrée...

Quelqu'un s'indigne du projet de campus qui se dresse devant nous. C'est un open-space de huit cent mètres de long pour 300 de large avec un parc arboré sur le toit et un parking en sous-sol. Les bureaux sont construits sous un plafond à Huit mètres de haut au centre duquel trône le bureau du président. Dans son rejet réactionnaire du projet, cette personne a saisi une intention de l'architecte et de son commanditaire. Sur un niveau principal, s'étalent des centaines de tables et de chaises flanquées de petites figures d'étain représentant les employés. C'est un espace colossal qui devra donner l'impression que de l'esplanade d'accueil jusqu'à la terrasse du restaurant d'entreprise, tout le monde connaît tout le monde. Le plafond sera très loin au dessus des espaces de travail et le sol ne sera borné que de quelques piliers de soutien en diagonales croisées. L'ensemble donnera à voir l'intérieur comme l'extérieur du bâtiment depuis n'importe quel point ou l'on se trouve. C'est un très bel ouvrage d'architecture mais c'est aussi une idéologie qui se décrivent simultanément. Tout le monde est mis sur le même plan, sans intimité, exhibé, visible, dans son activité ou sa procrastination sauf la direction, dans son nid, haut perchée. Il n'y a que deux fonctions, deux destins pour les employés qui peupleront cet espace. Décider ou exécuter. Diriger ou être dirigé. Ironiquement on peut se demander si la promotion ne se fera pas pour les employés en fonction de la proximité du poste de travail avec la cafétéria et la proximité de la place de parking avec la porte d'entrée. La promotion topographique. C'est la première fois que je vois ce genre de dessin économique avec autant de clarté et de cynisme, exposé.

Tu sais qu'une fille peut très bien se satisfaire toute seule, juste en marchant avec un jean serré.

L’excès d'information de nature architecturale a inexorablement saturé nos cerveaux. Nous revenons aux fondamentaux et ce sont les troisièmes années qui alimentent la discussion avec des préceptes sur la sexualité. L'audience est curieuse et crédule mais surtout gourmande comme la clientèle d'un fast-food. Certains acquiescent en expert. D'autres rougissent ou haussent les épaules. Ce sont ces fameuses violences sociales, ces courants antagonistes inhérents aux relations humaines qui se manifestent. Le groupe est hétérogène. En toute occasion, sa composition laisse paraître des lignes de fractures circonstancielles.

Amsterdam est une ville sombre et complètement décalée. Elle semble avoir la gueule de bois en permanence et transpire la mélancolie. J'y rédige mon premier carnet et découvre l'amitié qui nous liera. Elle avait acheté cette paire de menottes recouvertes de fourrure synthétique dans une boutique de gadgets. J'ai revu cet objet au moment de son déménagement. C'était devenu le jouet de ses enfants. Elle devait reprendre et éditer et corriger ma rédaction sur traitement de texte. Le volume de travail était considérable. J'écrivais alors en quasi synchronisation avec les évènement. J'étais moi-même incapable de tout remettre en ordre. Le passé et le futur proche se mélangeaient dans l'appréhension et le constat de l'instant. Il ne me reste que la sensation de cette écriture frénétique et passionnante. Nous avons plusieurs fois dans la décennie qui a suivi, évoqué ce document. Il a ponctué notre relation avant de disparaître. Le manuscrit s'est perdu. Ni chez elle ni chez moi.

C'est compliqué de dialoguer avec une personne qui a eu autant d'importance dans ma vie et qui l'a quittée. Toute information sur elle qui me parvient, toute interaction qu'elle puisse avoir avec moi est à la fois accueillie avec enthousiasme et rejet. Ces émotions paradoxales sont insupportables. Je suis incapable de les concilier et ne sais comment me comporter. Je suis violent et irrationnel. J'essaye de la convaincre de ne plus essayer de venir vers moi. Le rejet est plus supportable que le souvenir. Elle me manque et son absence est envahissante. La mélancolie est une sensation plaisante.

Hier nous n'avons rien fait que boire et discuter. Sa mère est partie vers dix heures et demi. Bien plus tard que prévu. Assis à la terrasse, sirotant du rosé, nous avons déployé l'histoire de nos drames familiaux. Elle m'a fait entendre les playlist qu'elle a diffusé à sa famille pour leur dire ce qu'elle ne pouvait avec des mots. Il faut partager avec l'auteur, une certaine culture musicale pour apprécier ce genre de correspondance. Je doute que ses destinataires aient eu cette sympathie pour elle.

Il y a quelque chose qui cloche dans le truc que tu as publié, le dernier.

Ah oui ? Justement j’ai l’impression que ça ne va pas, que j’ai perdu un truc.

Je ne sais pas si je peux te le dire.

Vas y, on s’en branle…

Ok. Je sais pas pourquoi mais je trouve que tu fais ton malin.

Tu crois que c’est moins …

Je crois que c’est un papa poule et le name dropping, ça va pas, …

Il jette un œil distrait sur mes tableaux enduits. Il en apprécie le grain du bout des doigts en caressant la surface du plus grand panneau. Se frottant les doigts comme si il il tenait entre ses mains une liasse de billets, il se retourne vers moi. Son regard est devenu vif. Il me regarde fixement et ricane. Il est saoul. Il est onze heures du matin. Il a tout compris.

C'est de la confiture à des cochons.

Elle hurle presque sur ce morceau toutes les paroles de la chanson. Je me rendors avant la fin. Demain, au réveil, il faudra, un par un, que j'amorce mes stylos tubulaires pour m'assurer qu'ils soient en état d'usage. Un nouveau rituel quotidien. Un de plus.