1.12

Le plat-de-côte cuit sur le barbecue. Il faut le tourner toutes les cinq minutes pour que l'enduit épais de purée de tomate

Le plat-de-côte cuit sur le barbecue. Il faut le tourner toutes les cinq minutes pour que l'enduit épais de purée de tomate et pastèque épicé se transforme, léché par la fumée de charbon de bois, en vernis sombre et parfumé.  Le sucre du fruit emprisonne les arômes et les amplifie. L'odeur de la pièce de viande indique l'avancement de la cuisson et annonce le goût particulier du plat.

Je suis dans son bureau depuis un peu plus de cinq minutes et nous avons déjà abordé de façon détourné le sujet dont elle veut me parler. C'est la rentrée. Ça fait un peu plus d'un mois que nous avons repris. Un parent, son client, n'aime pas la façon dont je parle à ma classe. Rien de bien nouveau.

Vous avez mal dormi ?

Les murs sont couverts de toile de jute comme tous ces espaces de bureau rénovés à la fin des années 1980. Elle ne fume pas mais ça sent le tabac froid qu'un ancien occupant des lieux a imprégné de son odeur âcre. Je pense que j'ai envie de fumer. Je pense que j'ai envie de fumer depuis que j'ai arrêté, un jour, sans prévenir personne. Je me souviens que ma femme avait alors mis une semaine avant de me demander si j'avais arrêté. Je ne comprends pas sa question. En fait, j'ai très bien dormi. Je me suis couché tôt, la chatte près de ma tête, sous ma main et le chat à mes pieds, ronronnant. Je n'ai pas bu. Je n'ai pas joué. Je n'ai pas regardé de série. Je dors seul depuis presque six mois et je m'ennuie. Exceptionnellement, je me suis levé en même temps que les enfants. Je les ai embrassés avant qu'ils ne partent à l'école et j'ai pu faire quelques mètres avec le plus petit sur le chemin du bureau de la directrice.

Vous avez mal dormi !

Ses cheveux gris sont presque transparents. On devine la couleur de la peau de son crâne sous sa coupe garçonne. La raie à gauche est parfaitement placée. Elle donne un ton rigoureux mais pas sévère à son visage. Il n'est maquillé que d'un peu de fond de teint odorant que je perçois dans l'air depuis ma place. Le mètre, entre nous, le bureau, est jonché de dossiers ocres sertis de sangles blanches et rouges sur tranche verte. C'est un étalage massif duquel se dégage une impression d'ordre qui ancre la figure frêle de mon interlocuteur dans sa chaise de bureau. La surface en verre transparent est invisible sous cet étalage dont le centre est occupé par un espace d'écriture défini par un sous-main en papier. Ce bloc note géant est encadré d'un "rolodex" au centre, un téléphone à ma gauche et un ordinateur portable ouvert à la sienne.

Elle balance ça par dessus ses lunettes en me toisant de bas en haut. Son regard confirme que la question est bien devenue une affirmation, voire une exclamation. Tout ce qu'elle voit en faisant cet inventaire, mon image confirme, ce que supposait notre échange. Éluder la question ne suffira pas à éviter le sujet. Elle fait une moue entre la "duckface" et le sifflet. Une grimace qui veut dire qu'elle n'approuve pas mais me laisse la possibilité de répliquer. Une possibilité vaine. Dès que je reprends la parole, elle relève ses lunettes sur son nez et glisse sa main vers le "trackpad". Tête en avant et menton levé, elle consulte ses mails pendant que je lui parle.

Je vous écoute.

Je vois, de ma position, le fond de ses narines alors que ses yeux parcourent de part en part l'écran de son terminal. La bouche entr'ouverte, elle bredouille silencieusement quelques lignes. Dans la continuité de son menton se dessine un cou maigre et tendu à la peau fine. La lumière qui vient de la cour, sur ma droite, éclaire sa veste de tailleur, vert gazon et gris chiné sur col-claudine blanc. Elle contraste en complémentaires saturées sur le fond ringard de la scène qu'est son bureau. On se croirait dans un épisode de série policière allemande. Sa tenue, son attitude et le décors tout entier sont des exemples de son mauvais goût rétrograde. Tout ici semble être soigneusement agencé pour lui donner le charme institutionnel et décrépit qu'un responsable d'établissement d'enseignement se doit d'avoir. J'ai pour elle autant de mépris et de défiance qu'elle en a pour ma casquette et mes pantalons colorés.

Je ne me coiffe jamais.

La veille. Il est dix-neuf heures. J'ai de l'eau juste au dessous des genoux et marche très lentement vers le large. Il est tard. Une brise fraîche souffle entre les digues vers la plage. Dans mon dos, elle s'affaire à la restauration d'un château de sable dont la forme est un hybride-mou entre la tête de lapin et la main de Mickey. La mer, autour, est agitée par la brise qui resculpte le dos des vagues de reflets scintillants. La lumière est jaune. La lune est visible. Je l'avais remarquée, l'après midi.  La station balnéaire est vraiment paisible à cette heure même en été.

J'ai quinze ans, la plage de Savannah. C'est la dernière fois que je verrai le banc le plus connu du cinéma. C'est la dernière fois que je verrai la mer avant mes vingt ans. C'est un pays de discrimination et de violence. Ça ne nous atteint pas. Nous jouons au foot sur la plage comme si nous étions amis. L'espace de quelques semaines, à l'autre bout du monde, notre nationalité est devenue un trait d'union plus fort que notre rang social. Nous échangeons nos "traveler checks" contre de la merde dans des "malls". C'est un moment de communion obscène et absurde. De retour, la cour reprendra ses droits. Nous reviendrons tous à notre place. L'instant qui nous occupe, nous ne le savons pas, est éphémère. Demain, nous serons des inconnus. De nouveau, nous serons ennemis.

Je n'aime pas le foot. C'est un jeu de con, joué par des cons, pour des cons qui s'ils ne le sont pas encore, le deviennent à force de s'y intéresser.

J'ai vingt ans, sur l'île de Ré. Le grand-père de celle qui sera la mère de mon fils aîné est un marin en retraite qui roule en voiture de sport italienne blanche. Elle et moi avançons vers la plage. Mon dos me fait mal. Je ne peux plus marcher de longues distances depuis mon accident de judo. Je fais ce que je peux pour ne pas manifester mon inconfort. Elle a compris. C'est le prétexte immédiat d'une dispute absurde. Une de plus, je ne cède pas. Elle ne dialogue pas. Entre les rochers la controverse s'éteint dans la contemplation des bernard-l'hermite. Ils sont si petits. Je les imaginais grands comme des tourteaux.

Je la regarde fixement encore un moment. Elle n'est pas pleine mais elle est si claire que je me demande pourquoi on peut si bien la voir en plein jour. Je pense aux marées. Les vagues arrivent encore en cycles réguliers. Un, trois, deux, cinq, quatre, un, etc. il y a une étape en plus. Le cycle est altéré. Je me demande si cette vague de plus est là à cause du lieu où je suis, du lieu où j'étais ou d'un décalage lent et imperceptible qui, en quelques heures, aurait converti quatre vagues en cinq dans la séquence.

Ça ne se fait pas.

Sur la plage, un père explique à son fils qu'il ne peut pas faire une chose qu'il vient néanmoins de faire. Ici, l'idéologie dans l'éducation révèle son visage. Ce n'est pas parce qu'on peut faire quelque chose qu'on a le droit de le faire. Souvent, rien ne l'interdit, explicitement. C'est le regard des autres, des inconnus, de la société, qui impose ces lois.

C'est quand même compliqué les couleurs sur vos pantalons.

Le jonc de coco sous mes pieds crisse. Je sens la poussière de cette paille en fond. Elle navigue entre le parfum cosmétique et le reliquat de goudron. Derrière nous, la table de réunion ovale occupe presque toute la largeur de la pièce. Elle s'étend jusqu'aux deux bibliothèques vitrées qui bornent le fond et la gauche du meuble. La frise des dossiers qui habitent leurs rayons forme une reprise explicite de la palette dépressive du bureau entre nous.

J'ai perdu une journée. Je reprendrai demain.