1.13

La relecture du texte d’hier m’a hanté toute la journée. Je suis parti me coucher avant minuit.

La relecture du texte d’hier m’a hanté toute la journée. Je suis parti me coucher avant minuit.

Oui, mais moi, je veux qu'on m'explique.

Il est un peu plus de quinze heures et nous parlons sous un porche à deux pas du musée. Elle a dit ça sèchement mais avec un sourire. Un sourire forcé qui laissait voir ses canines jaunâtres de part et d'autre de sa bouche sèche. Une contraction des muscles de son visage remit ses lunettes tombantes en place sur son nez alors qu'elle finissait sa phrase. Son parapluie blanc, inutile, à la main, elle commençait à partir à reculons en me regardant dans les yeux, derrière ses verres. Légèrement penchée en avant, les fesses en arrière, elle s'éloignait en crabe. Le point final de la discussion venait d'être donné, non par sa réplique mais par sa démarche et sa posture tordue dans ce tailleur de laine. Engoncée dans sa jupe vert gazon qui tombait, plus étroite sous le genou, elle était incapable de poser des pas de côté confortables et amples. Je préférai me taire que provoquer un accident en l'incitant à revenir ou à s'enfuir par une réplique.

Ce n'est pas un musée. C'est un centre d'art. Il n'y a pas de collection ou d'exposition permanentes.

C'est la troisième fois qu'on passe ici et la guide change à chaque fois. Les histoires ne sont pas toujours les mêmes. C'est ce qui est bien quand on est accompagné dans une visite. On a droit au regard de celui qui nous guide. Il nous raconte son exposition. Il nous raconte ce qu'il veut. Plus qu'une visite, un voyage. On décide de faire confiance à celui qui nous mène. Il ne nous oriente pas vraiment dans le lieu mais dans l'histoire qu'il se raconte. On apprend des choses. C'est sa mythologie qu'il partage. Il est là pour nous faire sortir de nous et de la connaissance pure. Ce qui est chiant avec les expositions, c'est leur côté documentaire, souvent pédagogique. J'aimerais que ce soit mythologique ou onirique et vraiment moins sérieux. Comme les concerts quand ça part en couille et qu'il y a des fausses notes ou qu'un instrument perd le rythme. C'est quand une voix s'éraille que ça devient vrai. C'est là qu'on sent qu'il y a de l'humain et de la vie derrière ces choses monotones et répétitives que sont les phrases musicales. Quand le virtuose fait place au musicien.

Cette troisième visite était un déballage de camelot. Un argumentaire de vente pour un truc qu'on achèterait pas même sous la menace. Les deux premières étaient plus digestes. Nos guides inexpérimentées essayaient de transmettre un peu de leur passion dans la visite. Souvent fastidieux, ça passait au final. Comme un groupe de province qui joue pour la première fois dans un bar cradingue, le parcours se faisait à l'arrache avec des accrocs évidents enrobés d'excuses et de fous rires. Aujourd'hui, c'est différent. Elle récitait.

Omniprésence du " je ", répétitions, verbe " être " récurrent. Ce texte ressemble de plus en plus à un journal intime. Les corrections automatiques du logiciel de rédaction lui donnent un côté burlesque. Par moment ces substitutions intuitives que fait le programme transforment totalement le sens des phrases. L'absurde surgit au milieu du factuel à cause d'une règle de correction un peu trop orthodoxe. La concordance des temps, cette mention péremptoire ornée d'un point d'exclamation dans la marge de mes copies de collège est ici un domaine des plus confus dans lequel le délire de ce fragment pose ses fondations et sur lequel il s'assoit. J’arrive à perdre le fil de la lecture de ma mémoire-même.

La chapelle est flanquée de quatre grands tableaux peints par un artiste de la grande ville. La grenouille qui monte la garde à l’entrée, près du bénitier, nous précise que ces images et la grande toile de fond qui tapisse l’extension du cœur sont une commande de la confrérie qui a racheté le bâtiment à l’état dans la première moitié du XIXème siècle.

Cette phrase est très longue mais elle ne saurait être allégée sans perdre son sens.

Ces tableaux sont exécutés dans un style classique. Au moment où certains faisaient entrer l’histoire de la peinture dans le réalisme, ici, en province, un classique rejoue la gamme des maniéristes morts des siècles avant lui. Il se fout quand même sérieusement de la gueule de ses commanditaires. Sans aucune hésitation il case un petit page de l'école espagnole, au premier plan à gauche sur presque toute la hauteur de la toile, rompant ce qui semble être une branche de bois. Il s’impose. Monumentale figure insensée, anachronique et incongrue. Plus loin, une trogne empruntée aux primitifs flamands et d’autres références qui vont jusqu'au romantisme parsèment ses compositions dont l'aspect léché et la frontalité crue sont faussement didactiques. C'est presque grossier tellement c'est grotesque. C’est la première fois de ma vie que je lis tant l’aigreur et le mépris d’un auteur à l’égard de la main qui le nourrit dans la commande qu'il a livrée. Il ne lui a pas été demandé de produire des images d’art mais des objets fonctionnels. Force est de constater que chaque scène représentée est bien celle-là-même que désigne le médaillon-cartel de chaque toile. Mais il y a plus. Il y a ce que sait l'auteur de la peinture, de son histoire et de son actualité. Il y a ce qu'il veut qu'on sache de ceux qui ont payé ces décors monumentaux. Il dit un peu, je crois, lui aussi que c'est de la confiture à des cochons. On jubile en échangeant sur ces détails loufoques qui ont assurément échappé à l’estivante qui nous précède dans l’entrée. Maillot de bain rose fluo et mini-short sous-dimensionné sur espadrilles compensées. Une autre forme d’obscénité esthétique qui ne vient pas d'une culture de la toile mais du papier glacé.

C’est vraiment ultra-classe.

Elle débitait en boucle des informations dont personne n'avait rien à foutre. Elle se fendait d'anecdotes sur l'origine du nom du lieu et sur le sens de sa réhabilitation. Elle brodait sur des amitiés entre le directeur et celui dont le centre d'art porte aujourd'hui le nom. Elle me cassait sérieusement les couilles avec ses élucubrations mythomanes. Responsable des guides-conférenciers et référent de la faculté pour les étudiants en médiations culturelle. C'était son titre et elle semblait en tirer une grande fierté.

J'ai envie de parler de son fuseau noir sur bas-chaussettes et bottines de cuir coordonnées et ajourées. Il y a quelque chose de lâche et de bestial dans le besoin manifeste que j'ai de porter mon attention sur sa tenue et le bruit qu'elle faisait en se déplaçant sur le sol de béton ciré avec ses talons de huit centimètres au moins. Je me laisse aller, détaillant son body sombre couvert d'un pull blanc cotonneux et ajouré, lui aussi, que parsemaient des fils argentés. C'est comme une pulsion primaire. Elle est scrutée dans le moindre détail du look néo-quatre-vingt qu'elle campait. Ça me fascine. Ça m'insupporte. Sa tenue me dépite presque autant que son chignon en choucroute teinté noir tirant bleu. Elle me fascine. Elle puait le parfum Chanel, celui pour adolescente riche. Je la trouve magnifique et dégoûtante dans son apparence physique parfaitement vulgaire. Elle était abîmée comme une épave dans son déguisement d'actrice du monde de l'art contemporain, ni porno ni chic. Elle en devenait presque belle. Je veux décrire son visage fin, maquillé mais pas trop, sans couleur ni emphase qui la rendait presque séduisante. Je me souviens des clous façon rockeur qui rythmaient la lanière de ses souliers. Je déprime. Elle me déprime.

Blocage sur ce détail. J’essayais d'éviter de croiser son regard. Je trépignais, faisant mine de découvrir les lieux que j'avais déjà arpentés deux fois dans le mois. Par moments, obligé de lui faire face, je regardais vers le bas. Il ne fallait pas croiser son regard quand elle toisait l'assistance à la fin de ses explications en quête d'une question ou d'un compliment au sujet de son exposé. Je regardais ses pompes. N'osant la regarder de peur de lui dire que je l'avais... que j'étais en train de l'écouter. Elle déblatérait des conneries en boucle. C'était une visite mythomane. Rien de bien grave. Rien de bien sérieux. Rien de vérifiable pour le commun des mortels. Rien d'hérétique. Elle enjolivait la visite de petits mensonges qui ne rendait pas la réalité plus belle mais louaient l'entre-soi et la condescendance dont l'art-contemporain est trop souvent accusé d'être le nom. La responsable des guides-conférenciers et référent de la faculté pour les étudiants en médiation culturelle était un stéréotype de greluche de l'intelligentsia culturelle. Elle se tenait, là, comme une caricature super lookée pleine de certitudes, méprisante jusque dans sa posture. A ce moment, je me sens mal. Elle représente quelque chose qui me répugne. Elle est une victime. Le travail qu'elle produit, la fonction qu'elle occupe, est une excroissance obscène d'un monde "culturel" qui brille, agonisant , dans la société du spectacle et de la consommation. Elle est active sinon consentante d'une imposture de masse. C'est à gerber.

J’ai dit ça tout haut ?

La phrase résonne, la jeune femme se retourne et sa famille avec elle. Il sont outrés par tant d’impudeur. L’œil de la grenouille pétille. Feignant la gêne, nous dissimulons un sourire alors que je me retourne, faisant mine que l'homme invisible, derrière moi, est l'auteur de cet éclat.

Je ne me rappelle pas de la scène comme ça !

Évidemment que ça ne s’est pas passé comme ça. La grenouille nous aimait bien et son look était vraiment hors sujet.

Ils matent des culs sous leurs lunettes de soleil. C'est un passe-temps comme un autre. Ils tournent la tête dès qu'ils en croisent un. Les lunettes ne cachent même pas leurs attitudes lubriques. Ils tordent leur cou dans le sens de la marche, comme verrouillés sur leurs cibles de l'instant qu'ils ne lâchent que pour la paire suivante. On sait qu'ils les imaginent sans rien. Ils savourent mentalement l'objet de leur prédation passive. Ils se disent sûrement que c'est normal et que c'est fait pour ça. Il se rassurent en résignés par l'argument imparable du choix. Elles pourraient s’habiller autrement. Quand on y pense bien ce n'est pas faux. Ils pourraient d'ailleurs, si on suit la même logique, faire le choix de ne pas regarder. C'est sûrement la faute au cerveau reptilien. De toute façon, les boutiques sur le port et le front de mer donnent le ton de la mue estivale. Il est de circonstance que les vêtements, à cette saison, soient plus faits pour être enlevés que pour être mis.

C’est les filles qui les portent qui sont faites pour être mises!

Nous sommes assis là, dans l'herbe, face à un petit groupe de regardeurs. Comme des vaches regardant passer des trains ils pendulent de gauche à droite ou de droite à gauche selon les arrivages. Le regard masqué mais la bouche humide. Ils se passent parfois la main sur la fin de leurs moustaches et lissent leurs joues avec leurs doigts jusqu'au menton, de part et d'autre de leurs lèvres, pour signifier un instant de délectation notable. A force de les contempler, je me mets aussi à détailler leur sujet.

Je remarque surtout un bikini jaune fluo qui donne un look chimique à celle qui le porte. Top à franges façon cowboy. String, en bas, dont la ficelle dépasse. Cul moulé dans un mini-short en lycra signé " IBI " à gauche " ZA " à droite. C'est le haut du panier jusqu'à ce que surgisse l'arrière-train d’une maman poussant son petit. Vêtue d'un sarouel blanc transparent qui laisse voir deux petits cœurs sombres ornant chacune de ses fesses tatouées sous l'étoffe. Mon amie ne me croit pas quand je lui dis que ça existe. Plus tard, nous marchons sur le front de mer vers la voiture. Une poussette nous dépasse et confirme que je ne suis pas mythomane mais juste cynique.

Sur le mur, une toile très célèbre qu'un musée national avait prêté pour l'exposition. Un presque carré d'un mètre cinquante de côté. Noir et blanc, un tigre flou traverse le cadre de gauche à droite. L'huile de la toile est marquée de stries horizontales et irrégulières qui dégradent la facture initiale de l'image dont on devine la précision. Elle argumentait et tergiversait sur le travail abstrait de l'auteur et son habitude de faire des images floues. Elle ne parlait pas de l'origine de celles-ci. Elle ne disait pas qu'il travaille d'après photographies. Des photographies de famille ou de presse. Ici une photo de journal perturbée par ce flou mouvementé.

Il est pas net son tableau. Il a fait exprès ?

La question fut posée comme un défi. A ma gauche, les visiteurs s'agaçaient et commençaient à manifester de l'indignation. Ça n'était pas joli et ça ne devait pas, à leur avis, avoir sa place ici. Une jeune femme flanquée d'alpaga et d'Hermès fit un pas en avant et posa ce problème à la guide. Une seconde de silence. Réponse : sa technique académique et son talent à produire le flou par l'application de touches très précises et obstinées.

Non !

Elle s’interrompit. Ça m'avait échappé comme un éternuement. Sec et froid, le son de ma voix avait claqué sous le plafond démesuré qui nous surplombait. L'écho réverbéra longtemps dans la salle surdimensionnée. Le petit coin où je m'étais blotti depuis le début de la visite était devenu le centre de l'attention. Elle me regardait, fixement.

Comment ?

Je me rendait compte de mon état. Je serrais les dents et mes doigts étaient crispés si fort sur ma casquette rouge que mes mains étaient blêmes. Un léger tremblement me parcourait et je redisais mon désaccord avec un chevrotement dans la voix.

Non. Il ne fait pas comme ça.

Je me souviens de l'inventaire raisonné de l'auteur de la toile peinte en mille-neuf-cent-soixante-cinq. Elle y porte le numéro soixante-dix-huit. C'est assez clair et présent dans mon esprit parce que je l'ai vu sur internet en préparant ma première visite. C'est très clair et c'est un de mes peintres préférés. Il fait ses toiles figuratives depuis le début des années soixante de façon académique et léchée avant de les flouter. Il attend que l'huile ait légèrement séché en surface puis il utilise un pinceau ou un balai, une brosse large, avec laquelle, par de grands gestes verticaux ou horizontaux, il grave la couche picturale. La marque des poils sur la toile déforme les images qui y étaient tracées pour les laisser floues, comme une immanence à travers un voile léger. Il fait ça sans complexe. Brutale et décisive, l'opération dure quelques instants, quelle que soit l'image. Plus sa taille est importante, plus la brosse est grande. Le musée qui a prêté la toile dispose d'une collection exhaustive de documentaires sur la pratique des artistes dont un montrant celui-ci, floutant le tigre. Là-bas, en vidéo, comme en photo sur son site, on peut le voir achevant son image. Elle, posée au sol, lui debout, la surplombant, le balai à la main.

Si !

Non, ce n'est pas vrai.

Je ne l'ai pas laissé répondre à nouveau. L'espace, comme l'attention du public, semblait s'être structuré le long de l'axe qui reliait nos deux mines déterminées. J'étais en train de faire ce que je ne voulais pas faire depuis le début. Ce que je me retenais de faire. Lui dire en face non pas ce que je pensais mais ce que je savais. La renvoyer dans le factuel. L'obliger à laisser le public divaguer sur le sens de l'objet tout en étant juste un témoin éclairé des circonstances de sa production. La confronter à ses divagations et révéler l'imposture. Je ne voulais pas le faire.

C'est sa fonction, le rôle qu'on lui donne et qu'elle joue qui me révoltaient. Quand je fais l'exposé de ce que je sais de la toile dans les secondes qui suivent, ce n'est pas sa fonction ou son rôle qui sont remis en cause, mais sa personne. Aux yeux du public elle était devenue incompétente et obsolète. Ce n'était pas la guide mais la femme que je venais de discréditer.

Bon ...

On a l'impression d'être dans un autre monde, un autre pays, une autre culture. C'est littéralement dépaysant. On se sent bien quand on est minoritaire. A les regarder, on soupçonne la plupart des gens qui nous entourent d'avoir un regard aussi dur ou aussi discriminant que le nôtre. La mécanique est simple. Commencer par regarder, évaluer la distance entre ce qu'on connaît et ce qu'on apprécie. C'est sûrement pour ça que les hommes, dans les rues ont admiré l'architecture des seins de ma voisine plus que celle des remparts de la ville. Quand on remarque ce genre de détail, on peut se faire un jeu de massacre. Comme avec ce vicelard qui enlaçant sa compagne à gauche, plongeait son regard indiscret dans le décolleté de la mienne à droite. J'avais éclaté de rire en le voyant et il avait perdu le contact avec "sa femme" dans la foule. Pris au dépourvu, désorienté, il appelait le nom de sa "chérie" pour la retrouver. Plus tard, nous l'avions entendu lui reprocher de fendre la foule avec trop d'empressement, ne lui laissant pas la possibilité d'apprécier la vue et le cadre paisiblement.

C'est compliqué de faire les courses avec elle. Habituellement je fais tout tout seul ou je dirige les opérations. Là je suis et je ne sais pas où me mettre ou quoi faire. Le supermarché n'est pas très grand et je n'y trouve pas tout ce que nous cherchons. J'y retrouve quand même ma partenaire d'expédition assez facilement. Étrangement, ce super de station balnéaire ne sent pas le monoï et le pastis. Il est plutôt classe.

En épluchant les oignons que je vais trancher et disposer sur l'huile d'olive, dans l'inox de la sauteuse où baignent déjà les lamelles d'ail, je contemple cet ordre des choses. Je me délecte de cette activité précise, sensée, comprise... Ce savoir-faire acquis par la répétition, l'observation et l'écoute de ma mère, de ma grand-mère, de mon grand-père... Ces rituels précis que j'observais, souvent contraint, n'ont pris de sens que depuis que mes enfants ont passé l'âge que j'avais alors. Bientôt, j'ajouterai la pastèque, en deux fois. Il faudra la laisser réduire avec le piment dans le fond de volaille avec un verre de vin blanc et des épices. Avant d'incorporer le reste du melon d'eau, il faudra ajouter le citron et un quart de son zeste avec une grosse cuillerée de miel. Je goûte, apprécie et partage avec elle, qui s'affaire sur sa salade grecque. Le commentaire des étapes est indissociable de la préparation du plat. Il faut vocaliser le geste. La recette ne peut pas se perdre, elle doit être partagée. Elle doit se transmettre.

A neuf ans je préparais les repas pour mon père et moi quand ma mère était au travail. Non qu'il n'ait pas su comment nous faire à manger, mais parce qu'il fallait que, moi, je sache comment faire. J'étais élevé dans la perspective de mon départ. Je devais être autonome et cela passait par la maîtrise de ma sustentation. Savoir se nourrir, s'habiller, s'exprimer. L'accent était mis sur le rapport à soi et aux autres ensuite. L'ouverture au monde ne pouvait se décrire que de l'intime vers le social, par un partage progressif de ce qui constituait nos identités propres, nos origines, vers le monde, au travers de nos tenues, nos coutumes, notre langue. La cuisine est un langage. Une science hermétique dont seuls les initiés entendent les accents et peuvent partager les circonvolutions. Plus que flatter le goût et remplir l'estomac, cette capacité à cuisiner décrit mon identité. Mes enfants ne savent pas encore se faire à manger. Je n'ai pas cette vocation, cet instinct qu'avaient mes parents de me transmettre leur connaissance. Ou peut-être était-ce moi qui avait cette attention aiguë qui m'a permis de m'imprégner de leur savoir-faire.

C'est un moment mélancolique. Je me rends compte que peut-être, jamais rien de ce que je fais là ne servira. Que jamais personne n'apprendra ces gestes et ces mots pour produire ce goût.

On tourne aux caïpirinha depuis onze heurs du matin. La sauce barbecue a mis quatre heures à réduire. Mixée finement et mise en conserve, elle a le brun caractéristique qui fait son succès dans les fast-food. Ma version est moins salée et sans fenouil. Le fruit lui apporte tout son sucre. Après demain, vers dix heures, il faudra enduire le plat-de-côte et les saucisses avant de les réserver au frais. En début de soirée, sur des braises sans flammes, à couvert, la viande fumera lentement sur la terrasse. Il y a un ordre, une progression. Faire puis prendre et partager. S'approprier puis échanger.