1.14
Réveil vers cinq heures trente. La lueur de l'écran d'ordinateur habite l'obscurité de l'atelier. Levé pour aller aux toilettes
Réveil vers cinq heures trente. La lueur de l'écran d'ordinateur habite l'obscurité de l'atelier. Levé pour aller aux toilettes, je n'entends que le son du ventilateur et le bruit de mes pas dans la pièce, presque vide, où nous dormons. Le rêve est encore bien présent. Je me souviens, la prenant dans mes bras, l'embrasser, parler difficilement avec elle,... me réveiller.
Avec moi, tu as mangé ton chocolat.
Un soir de concert, un ami m'avait dit qu'elle était là. Qu'il lui avait dit bonjour. Que ça allait. Cloué sur place, l'estomac noué, j'avais cherché du regard dans la foule du bar, l'endroit où elle pouvait être. Derrière le poteau, dans l'angle mort, j'avais entr’aperçu sa chevelure. Juste un instant, j'avais cru la reconnaître avant de la perdre, à nouveau, définitivement. Immobile, partagé entre le manque et l'aversion. Faire comme si de rien n’était ou la fuir ? Nous venions ici ensemble. Un endroit qu'elle ne fréquentait pas. Un lieu qui ne fait pas partie de son espace naturel. Un endroit où je suis bien. Elle vient là pour me voir. Elle vient là pour que je la voie. C'est ma conviction. Elle n'est sûrement pas seule. Elle est peut-être avec un mec. Impossible de voir d'ici sans être vu. Elle est capable de tout. J'ai de l'empathie pour la personne qui sûrement l'accompagne. Si je la croise ce sera un moment terrible. Il faut éviter la catastrophe. J'envoie un message pour dire que je ne peux pas. C'est trop dur de lui dire bonjour. Je ne suis pas prêt. Je ne parle que de ça autour de moi. Impossible de porter de l'intérêt aux groupes ou de ne pas monopoliser l'attention avec mon mal-être. Ça avait duré un temps avant que dehors, mon mobile sonne. Une photo prise quelques minutes plus tôt dans les toilettes d'un bar à deux-cent mètres de là. Pas de message. C'est elle. C'est sa réponse. Je sais où elle est. Je n'irai pas ce soir.
La mémoire fonctionne comme un papier carbone. Le souvenir de ce berceau bleu marin avec son intérieur blanc, l'échelle en bois qui monte vers ce grenier, le lit, celui de mes parents, là où ils dorment, Cette étagère, derrière, à leur tête, ce pan de tissu, devant, ce visage qui me regarde, tout cela, je ne l'ai pas vécu. La mémoire fabrique de nouveaux souvenirs à partir de nos souvenirs. Le cerveau redessine les contours de nos expériences pour nous rejouer, à chaque fois, un nouveau film, basé sur le précédent. Rien n'est vrai. Pas plus que les couleurs. C'est une illusion. Si je suis attentif, je m'en rends compte. L'angle depuis lequel je contemple la scène est incohérent avec l'âge que j'ai à cette époque. Le visage que je contemple est bien trop usé. Ce souvenir est bien là mais il décrit un événement qui n'a pas eu lieu. Du moins, pas comme ça.
J'ai l'impression que ça part plus dans tous les sens cette fois.
Réveil. Je ne sais ni où ni quelle heure il est. Je ne me souviens pas d’être allé me coucher. Un goût vineux tapisse ma bouche. J'imagine mon haleine de dégueulasse. Concentration. Nous faisions notre liste de courses. Il était seize heures et les ribs de porc seraient pour dimanche. Là, il fallait de quoi faire un tajine et j'avais cruellement envie de manger de la chèvre. On se disait que la chèvre cuite, ça pue mais que c'est bon. La mémoire me revient par fragments épars. Nous étions largement sur la seconde bouteille quand elle avait évoqué son épiphanie. Elle se décrivait devant les oliviers de “Van Gogh” et ça lui avait fait la même chose que pour “Michael Jackson”. Elle avait chialé en entendant ce que j'en pensais et l'évocation de mon moment, en Hollande, face à cette croûte insignifiante qui valait bien trop d'argent.
C'est bien mieux en poster dans les salles d'attente de médecin.
Le succès commercial des produits dérivés contribue bien plus à la popularité du peintre que son talent ou sa maîtrise. En plus c'est vraiment de la patouille. On ne peut pas dire que ce soit si bien fait. Ce n'est pas moche, mais ce n'est pas l'expression d'un talent. C'est l'expression d'une personnalité, de sa vision et de plein de détails qui nous échappent. C'est plein de choses émouvantes ou dérisoires que certains trouvent splendides et que d'autres trouvent médiocres. Ça ne porte vraiment pas à conséquence. S’il n'avait pas été le frère d'un marchand d'art, il y a fort à parier que son œuvre ne serait pas arrivée jusqu'à nous. Ça n'aurait pas forcément été une grande perte. Ça ne serait juste pas arrivé. La chanson pop et la peinture à la mode ont chez moi le même écho. Comme du bruit, constant, lancinant et pathétique qui fait la continuité du paysage environnant, c'est un prétexte uniformisant qui donne l'impression de partager quelque chose avec les autres, d'avoir un point commun avec des inconnus. C'est de la commisération. Une empathie presque religieuse dans une marée de symboles vides dont le décryptage nous empêche de goûter la substance du monde environnant. Une culture comme prétexte à l'universalité.
Elle est assise face à moi dans la salle à manger de son appartement. Tout est impeccable. Un peu trop peut-être. C'est propre et rangé. Même le terreau des plantes vertes semble avoir été mis en pot de façon contrôlée. Enfoncée dans sa chaise, elle force un sourire léger, les lèvres pincées. Ses lèvres sont fines et se démarquent à peine de sa peau blanche. Elles sont sèches et lui donnent, à cet instant précis, une apparence très sévère. Elle se redresse pour dire quelque chose mais s'arrête la bouche ouverte sur une inspiration. Quelques uns de ses longs cheveux tombent en mèche devant ses yeux. D'un revers de la main machinal elle les remet en place, la bouche toujours ouverte. Elle s'affaisse à nouveau sur sa chaise, mollement. Elle ferme la bouche en faisant un petit son creux tout en soufflant bruyamment par le nez.
Il vient à son aide pour lui dire son point de vue. Il y a quelque chose d'attendrissant et de terrible à la voir mi-hargneuse, mi-déconfite. Tour à tour, nous passons sur le sujet, expliquant avec nos mots et selon des angles distincts mais convergents le manque de cohérence de sa thèse. Mais elle y revient. Arguant que l'intention de l'auteur passe à travers sa production et parvient à son audience. Elle y croit. Il est perdu. Il venait à son aide et nous sommes finalement deux contre une. Elle ne sait pas dire comment ni désigner d'exemple précis ou corroborant sa foi. Elle nie même que ce soit sa conviction même si elle le dit, de fait.
C'est ce que je crois. C'est ce que je pense.
La foi. La conviction aveugle en une chose qui n'a pas de sens ou d'utilité c'est ce qu'il y a de plus difficile à dénoncer. C'est une idée sur laquelle on n’a pas de prise. Une idée qui par-delà le doute s'impose comme une évidence désespérée face au néant. Ici, celui de la reconnaissance. Celle des pairs qui vient avant mais en-dessous de celle de l'institution qui vient elle-même avant et en-dessous de celle du marché. Celle qu'on perd en quelques instants et souvent à son insu. Celle qui a une réalité économique et qui se paye en espèces sonnantes et trébuchantes un jour et disparaît, au fil du temps, lentement mais sûrement, dans un appartement en colocation.
Tu les aimes mais tu les fatigues.
Retour sur la médiatrice aux souliers à clous. Elle est la victime de l'idéologie qu'elle porte et propage. Elle pense détenir la vérité et confond ce qu'elle sait et ce qui est. Elle oublie qu'elle ne sait pas tout. Elle oublie qu'elle ne peut pas et la haine qu'elle provoque lui échappe. Elle ne sait pas la comprendre. Ces gens à qui elle parle dans son costume de prêtresse du savoir s'expriment avec les mêmes mots mais ne parlent pas la même langue. Ces idées qu'elle porte et colporte comme l'histoire qu'elle raconte n'ont pas de sens et ils n'y croient pas. Ils ne comprennent pas. Ils sont incapables de saisir l'explication qu'elle donne et les émotions qu'elle indique être justes et propices face à tel ou tel objet. Ils la détestent parce qu'ils se sentent idiots après avoir écouté son prêche. Ils savent de quoi elle parle mais ce ne sont pas leurs univers. Leurs imaginaires sont saturés de contingences qui se posent à des distances infinies de cet îlot où elle les invite à se poser. En plus elle les invite dans son émotion et parfois elle emploie le mensonge pour les y leurrer. Elle est d'une violence symbolique bien plus forte que celle, bien réelle, que certains de ses auditeurs voudraient lui infliger tant ils exercent le sentiment d'abrutissement où les plonge son inventaire. Je me demande s’ils ne passeraient pas à l'acte s’ils savaient qu'elle invente autant.
C'est une histoire de classe tout ça. Il y a ceux qui pensent qu'enseigner c'est tirer la masse des limbes où elle s'égare vers les sommets où ils culminent, ceux qui pensent que c'est assurer pour tous le minimum vital et laisser faire le temps pour que les vocations se fassent en pèlerinage solitaire et ceux qui descendent de leur piédestal pour tendre la main, faire la courte échelle ou pousser au cul ceux qui sont à la traîne ou s'essoufflent en chemin. Assise sur la banquette arrière de la voiture, elle explique qu'elle est comme moi et je lui réponds, sans la contredire, par cette catégorisation. Elle me répond que c'est tout à fait ça. Elle m'explique qu'elle, leur donne l'objectif, là bas, au loin. Celui qu'elle a atteint et qu'elle voudrait qu'ils atteignent. Elle raconte qu'elle sait et qu'elle leur dit qu'ils ne pourront jamais y arriver parce qu'elle n’a ni le temps ni les moyens de leur permettre de le faire mais que ça doit leur donner l'esprit de compétition, l'envie de se dépasser. Je sens la température de mon visage monter. Mes narines piquent et je bredouille une réplique cinglante et grossière. Pas insultante. Juste un écho, un ricochet en phase inversée avec son attitude hautaine. Elle se sent agressée. Je n'ai pas choisi d'échanger en me calant sur sa tonalité. Elle me le reproche et ne comprend pas quand je lui fais remarquer qu'elle est autoritaire. Pour elle c'est ça l'égalité. Tous s'aligner sur un code d'excellence arbitraire. Elle se dit féministe et me demande d'être courtois à défaut d'être poli, oubliant, dans son emportement, que l'amour courtois c'est avant tout l'expression de la domination masculine sur le sexe faible, réduit à l'état d'objet de désir et de déférence jusqu'à consommation. Notre chauffeur me reproche mon manque de politesse. J'hésite à rétorquer.
On ne parle pas la même langue.
Elle revient sur cette petite toile qui illustre un album. Cette peinture dont nous avions parlé et qu'elle disait être carrée alors qu'elle est rectangulaire. Elle insiste alors que je consulte le catalogue de l'auteur et confirme qu'elle est bien rectangulaire comme la pochette de l'album elle-même, qui n'est pas carrée. Elle a ruminé des années sa réplique. Pourquoi ? Je ne comprends pas ce pari insensé, ce besoin d'avoir raison contre les faits.
Ah ? Bon.
La discussion dérivait. Le sujet général demeurait. On parlait de l'impact du marché et de l'influence atlantiste sur les tendances esthétiques. On divaguait plus particulièrement à propos des exceptions Gauguin et Van Gogh par opposition au cas d'école, Picasso. Avant que mon monologue ne s'achève, le cubi de rosé avait été entamé. Au début chacun allait, à tour de rôle, puiser, à la source, un verre à la fois. Las, c'était par carafe entières que nous terminions. J'avais commencé à m'inquiéter quand il avait fallu incliner le carton pour que le vin puisse continuer de couler.
À dix-sept heures quarante-six, un sms me dit qu’il me rappellera dans une heure. Elle a disparu au bout du jardin et renoncé à faire les courses depuis un bail.
J'aimerais bien être comme vous et pouvoir dire les choses avec de la distance … Et me foutre de tout.
Je crois que j'ai le complexe du troll. Par pudeur, je campe une apparence de certitude et de hauteur qui n'est là que pour capter l'attention. Provoquer, faire parler, quitte à devenir le catalyseur des intentions négatives. Quelle importance ça a de faire office de bouc émissaire si ça permet de faire avancer les choses ? Est-ce que je peux supporter d'avouer que mes convictions sont au moins aussi misérables que les leurs ?
« Ah c'est bien de penser mais tu ne proposes rien comme alternative !
Impossible de me souvenir d'hier. Cette journée semble avoir duré deux heures. La terrasse est ouverte. J'entends le son des gouttes qui commencent à tomber sur l’auvent. Je récupère à tâtons les téléphones et l'ordinateur qui sont restés sur la table. On a passé notre temps dehors. Entre les chaises longues et la piscine. Je dérive dans l'obscurité de la salle à manger. Je n'ai pas encore repéré l'interrupteur. Je ne me suis cogné dans aucun meuble. Mon petit orteil est recroquevillé alors que j'avance vers l'escalier et monte vers la chambre. J'y arrive et me couche à ma place. Elle se lève. Il est deux heures trente du matin. Les lettres vertes du radio-réveil me font face et je médite sur la capacité de mon cerveau à rétablir l'horizontale pour me permettre de les lire. Cette méditation qui semble éternelle n'a pas dû dépasser la minute puisque je n'ai pas souvenir que le zéro soit devenu un un.
On a pas entendu le feu d'artifice !
J'ouvre les yeux. On fait le point. Elle ne se souvient pas que nous soyons allés nous coucher. Son indice, vingt deux heures trente, le début du feu d'artifice que nous avons raté. Assis sur le bord du lit nous sourions même si elle regrette que nous ne soyons pas allé voir les explosions dans le ciel. Je n'ai pas sommeil mais il faut que je dorme.
Les oliviers absorbent une grande partie de leur eau à l'aide du duvet qui recouvre la partie inférieure de leurs feuilles. Par temps d'orage ou après avoir été arrosés, les arbres dressent leurs feuilles vers le ciel pour faciliter ce contact. Il ne me reste plus qu'un plan à la maison. Tous les autres sont morts à cause des cochenilles.
J'ai toujours du mal à entrer dans une piscine. Même si l'eau est chaude –ici vingt neuf degrés Celsius– il y a quelque chose qui fait que je mets parfois de longues minutes à m'immerger totalement. Je mets d'abord à peine mes pieds, timidement, sur la première marche, la carafe de vin, sur le côté avec son verre posé sur le rebord du bassin. Le fond est d'un blanc presque immaculé. Des feuilles de bambou flottent à la surface de l'eau. Quelques unes sont tombées au fond. J'avance sur la seconde marche, plus profond, téléphone dans une main et mon verre dans l'autre. Elle m'invite à entrer. Elle se moque de moi et raconte comment, avec l'ex de son frère, elles avaient fait chier les voisins. Elles se reluquaient les seins en se complimentant mutuellement, dans l'eau en pleine nuit, sans s'en rendre compte. Elle pense qu'elles devaient plus que parler fort parce que les vieux d'à côté sont venus se plaindre du tapage. Je n'ai vraiment pas confiance dans le blanc qui tapisse le fond de cette piscine. L'eau est très bleue. Je n'ai jamais compris comment l'eau semblait si bleue dans les bassins. Au début, je croyais que les carreaux de faïence qui tapissaient leur fond étaient responsables de cet effet mais là, alors qu'elle continue à se marrer en évoquant son anecdote, je reste perplexe face à cette énigme optique. Je me souviens d’être resté longtemps sur le bord, dos à l'eau, en plein soleil, regardant vers la maison. Je ne sais pas vraiment à quoi je pensais.
Ma mère veut couper les bambous parce qu'elle en a marre de les ramasser dans le bassin.
Il va lui falloir du courage et de la patience ou du désherbant chimique.
Elle porte un maillot noir en lycra avec des ornements léopard. Ses cheveux tressés en une grosse natte sont fixés en chignon sur sa tête. Elle fait des brasses dans le bassin. Elle s'arrête souvent pour parler, rire ou boire un coup. Là, elle rejoint le bord au milieu de la longueur, sur la gauche. Elle se hisse péniblement hors de l'eau en riant de sa maladresse. Je ris avec elle tout en me demandant à quoi peut bien servir ce dispositif capillaire. Elle doit sûrement vouloir éviter que ses mèches s'emmêlent. Elle me parle et je ne l'écoute pas. Je ne pense qu'à cette chevelure en tas humide sur sa tête. Je regarde ses lunettes de soleil à monture écaille de tortue, posées sur le dessus en guise de serre-tête. Ses épaules sont rouges sur sa peau très blanche. Elle s'est brûlée avec le soleil. Elle me regarde dans les yeux. Assise en sirène, les deux jambes repliées sur la gauche elle appuie son poids sur sa main droite. Son autre main derrière la tête, elle fait basculer ses lunettes sur ses yeux. Ses sourcils se froncent alors qu'elle descend sa main sur sa hanche puis sa cuisse. Elle fait la moue. Je sens son regard, à travers les verres marrons, insistant. Lentement, sa tête pivote vers sa droite, face au soleil. Elle fait une pause, fixe la lumière et esquisse une grimace. Elle incline brutalement son crâne pour fixer sa main posée sur la pierre humide. Je n'ai pas bougé. Plongé dans mes pensées je fixe un point au-delà de cette scène dont j'ai conscience mais pour laquelle je n'ai aucune considération.
Ce que j'aime c'est disparaître dans ce que je fais. Perdre conscience, ne plus exister. La répétition est un moyen d'y parvenir. Je veux être submergé, envahi, traversé mais en résistance. Ça se passe dans le dessin et l'écriture. C'est totalement moi mais c'est totalement difficile. Quand je vais mal, je cherche la satisfaction facile. En ce moment je veux être bien alors je me plonge dans une des trente séries que je suis de façon hebdomadaire, parmi la centaine que je vois annuellement. Ça me prend des plombes. Pendant que les épisodes défilent, je lance un jeu et je fais, machinalement, des quêtes quotidiennes pour améliorer mon personnage. Vanité moderne d'une existence qui porte à vide et dessine un sourire sur mon visage. Pendant ce temps je médite, saturé, sur ce que je vais faire ensuite. Ce que je ferai dans une heure ou un mois, quand je serai suffisamment plein pour passer à autre chose et me heurter au support, au vide, à sa résistance. C'est pénible de se sentir être et d'apprécier cet état d'anéantissement dans le faire. Cet instant est exsangue de satisfaction et de confort. Il produit un bien-être a posteriori. Rien d'immédiat. C'est un peu une érotisation du bien-être. Je ne crois pas au bonheur comme un objectif ou un état qui puisse être permanent. Ça me semble plus être quelque chose de possible ponctuellement. Un état fugace et passager qui ne saurait durer sous peine de devenir aussi vain qu'un MMORPG ou la dernière saison d'un feuilleton américain.
Réminiscences d'un documentaire sur les agriculteurs empoisonnés par les produits de l'industrie des pesticides. Les témoins passaient pour des demeurés pendant une heure trente. Face caméra, victimes de cancers et autres maladies de peau, ils expliquent comment, en dépit des consignes explicites de précaution et de la dangerosité annoncée des produits, ils les avaient utilisés sans protection. Je n'avais jamais vu un tel effort d'autodestruction porté à l'écran. Le message passait mais on peinait à saisir comment des personnes, informées sur les risques sanitaires liés au contact de ces produits avec la peau ont pu se dire qu’il était judicieux de se placer sous le jet d'un pulvérisateur pour se rafraîchir en été.
Quand, enfin, le téléphone sonne, j'ai de l'eau jusqu'à la taille. Elle est tiède mais son contact m'est désagréable. Je préfère celle de la mer. La discussion est assez décousue. Je manque à deux reprises de faire tomber l'appareil dans le bassin. Mon verre à moitié plein flotte dans le bassin. Je contemple le vin à travers le bleu, quelques instants, avant de m'en saisir, de le siffler et de me resservir.
La tête posée sur le rebord et le corps étendu, parallèle à la piscine, j'attends que ça se passe. Son image déformée à travers le pied rond du verre est inversée. Elle nage dans un ciel couvert d'herbe au dessus de nous. La pierre est chaude sous ma joue. La position est si confortable que je n'ose pas bouger. L'œil droit ouvert et le gauche fermé pour se protéger du soleil au-dessus de nous. Si je me concentre, je vois en même temps la lumière à travers ma paupière et la piscine à travers le verre. Les deux images se mélangent. Rouge orangé bleu blanc et vert. La vision ne dure qu'un instant et m'oblige à cligner. Fondu au rouge.
A partir de là, ça devient flou. On a continué à faire les cons dans la piscine pendant plus ou moins une heure. J'avais oublié de noter un numéro échangé pendant l'appel puis j'avais, je crois, couvert la piscine avec la bâche pendant qu'elle avait échappé la carafe dans l'eau. Elle l'avait repêchée et elle l'avait fait à nouveau tomber sur les dalles du jardin. Je la revois en maillot, ramassant, hilare, un à un les morceaux de verres sur les dalles de faux grès. Je me revois, mon verre à la main, rentrant vers la porte fenêtre en contrebas. Il n'était pas huit heures, nous n'avions pas mangé. Elle m'avait dit quelle ne savait pas mentir et j'avais répondu que je ne voulais pas mentir.
Ne pas mentir, ne pas dire la vérité.
Un message arrivé à vingt deux heures trente dit que ma chatte est plus accueillante aujourd'hui et que par contre, il y a une invasion de puces de plancher chez moi. J'en prends connaissance à l'instant. Il est dix heures passé. Habillés, nous partons enfin faire les courses au supermarché.