1.15

Depuis près d'une heure, à plat-ventre, je reproduis très mal une vilaine façade d'immeuble de vacances. Elle se découpe sans majesté en front de plage

Depuis près d'une heure, à plat-ventre, je reproduis très mal une vilaine façade d'immeuble de vacances. Elle se découpe sans majesté en front de plage, face à la mer, derrière une rue étroite à sens unique bordée de buissons chétifs. Blanc-beige et sale, elle se contente d'exister péniblement sous un ciel aussi déprimant que les plantes sèches qui ornent ses vitres fumées marron. La palette des murs fait écho à la plage médiocre où nous ne bronzons pas. Le monolithe de station balnéaire a des poches sous les yeux en forme de balcons. En même temps, je pense à ce frigo dans lequel je n'ai rien trouvé à manger ce matin. Deux œufs, une tranche de jambon et deux de pain, café, jus d'orange… Le contenu hors d'âge de l'appareil semble être une mise en scène pour donner l'impression que quelqu'un habite encore l'appartement où il est entreposé. A y regarder de plus près, le jus de fruit a plus d'un an et la boîte de café est vide. Le reste du contenant est propre et vide. Ça doit être un peu comme ça derrière ces vitres fumées. L'illusion du bien-être en lieu et place du bien-être même. Une Dolce-Vita brune, en leasing.

On va pas tarder ! Si tu veux te baigner c'est maintenant. Je veux voir les vachettes.

Je me lève si vite que j'oublie que mes lunettes sont sur mon nez. Demi-tour. Posées sur la serviette avant d'entrer dans l'eau, elles attendent la fin du bain.

A plus de dix mètres de la plage, l'eau dépasse à peine mes chevilles. Le sable sombre sous les vaguelettes rappelle que tout ici est en qualité économique. La main humide sur ma nuque déclenche un frisson et mon corps entier se raidit à son contact froid. Le ciel est blanc, le soleil dans mon dos avec la plage et les résidences secondaires entre nous. Lentement j'avance alors que la cime des vagues pathétiques touche le bas de mes rotules. J'ai chaud aux pieds et froid au dos. Mes genoux sont glacés. Ce n'est pas la différence de température qui a fait se tendre mes nerfs. C'est la jubilation. Je bredouille des éclats de rire. Dans ce paysage couleur carton d'emballage, je suis un enfant.

La fin de l'été dernier. Je suis sur la plage avec les enfants. Elle est près de moi et je lui lis à voix haute un court essai de sociologie des médias. La scène qui se déroule est aussi improbable que la météo et notre présence ici fin septembre. Ils jouent au loin à trouver des coquillages qu'ils entassent dans un chapeau. Je sais reconnaître leurs silhouettes de loin. Ils se découpent sur la marée basse entre les oiseaux de plage et les estivants qui font leur footing matinal. Il est un peu plus de dix heures et il fait extrêmement chaud. Ça sent l'iode et la crème solaire. La plage est presque déserte, tout le monde est à la pêche à pied. Mon téléphone à la main, j'essaye d'immortaliser la scène qui se déroule sous mes yeux. Le ciel immense et bleu se découpe au dessus du fond presque noir et brillant de la vase. Quelques figures blanches se dessinent à sa surface entre l'ocre clair de la plage et le bleu foncé de l'océan, au loin, dont l'horizon est bouché par une ligne de côte verte et grise. À gauche une jetée de pierre, qui permet quand l'eau monte d'avancer vers le large, forme une digue de caillasse désordonnée. Elle fend l'espace en direction du point de fuite, formant une pointe noire terminée par un poteau massif peint en noir et blanc. J'appuie sur le déclencheur. Sur l'écran se dessine, derrière la masse claire du sable en bas, un liseré sombre avant le bleu de la mer et celui plus clair du ciel. Ce trait obscur est tacheté de points blancs, mes enfants et quelques retraités. Aujourd'hui je sais de qui il s'agit. Demain, j'aurai oublié ou je me souviendrai.

L'eau arrive enfin à ma taille. J'avance toujours à pied alors que le poids des vagues devenues tièdes se fait plus lourd contre moi. Les vagues arrivent et passent en séries bien ordonnées. La première est presque invisible. Elle fend la surface de la mer d'une ride scintillante sur fond vert. Quand elle se brise sur moi, je devine qu'elle arrive à mon nombril. Accroupi dans l'eau un instant, je m'immerge jusqu'au cou et reprends mon avancée. La seconde est plus ample. Sa crête frappe mon plexus. Je souris à pleines dents. Je vois, à peut-être trente mètres devant moi, la bouée jaune. Elle apparaît et disparaît au rythme du courant. La troisième dépasse à peine la première en taille mais charrie du sable. Je la sens rouler sur ma peau. La quatrième ne m'a pas laissé le temps de la voir venir. Elle passe par-dessus moi et m'oblige enfin à nager, décollant du fond, un instant avant que la gravité ne me rappelle au contact du sol vaseux. J'ai encore pied. J'avance toujours. Plus loin je suis du bord plus le rythme quaternaire de l'eau se fait puissant. Maintenant la première du cycle me fait décoller. Après trois volées de plus je nage vraiment. Brasse tranquille, azimut bouée jaune. Je sens ma masse qui flotte sur les vagues. Les plus intenses m'aveuglent et me font boire la tasse. J'ai du sable dans la bouche et tout va bien. Je touche la bouée sur laquelle je prends appui avec mes pieds pour faire demi-tour sur le dos. J'entends le mouvement de l'eau par mes oreilles immergées en regardant mon objectif s'éloigner lentement.

J'ai seize ans. Pays basque, frontière espagnole, côté français. Tous les deux à l'eau nous avons entrepris de nager jusqu'à la limite de baignade surveillée. Ce n'est pas une course mais un défi. Nous y arrivons tous deux sans peine. Il a quand même du mal à respirer. J'ai envie de fumer une clope. Je le dis. Il rigole. Un nouveau défi vers l'autre bouée qui délimite le carré de bain. Nous ne l'atteindrons jamais. Un surveillant de baignade nous rejoint en zodiac. Il nous ordonne de revenir vers la plage. Fiers, nous regardons pour la première fois d'où nous sommes venus. Une fine bande de civilisation bigarrée et grouillante qui se découpe, au loin, entre l'onde et les cieux. Je n'irai plus jamais aussi loin dans l'océan. Le surveillant revient. Les vagues vont nous attirer au large si nous allons plus loin. Il faut renoncer. Il veut nous prendre à bord et nous déposer au sec mais nous voulons rentrer par nous même. Il reste près de nous mi-moqueur, mi-inquiet de nous voir si insouciants. On en a chié pour revenir. Ça m'a semblé une éternité sous ce soleil haut et fort de midi. Je ne me souviens pas d'y être arrivé mais je m'étais réveillé vers quinze heures, le visage écrasé sur mon paquet de cigarettes plein et devenu plat. Son emballage plastique, collé sur ma joue par la sueur et le sel de mer, avait laissé son souvenir en relief dans ma peau pendant de longues minutes. J'avais cligné des yeux pour le détacher. Mes clopes avaient été noyées.

Je ne sais pas depuis combien de temps je pédale à reculons. La bouée jaune semble ne plus s'éloigner tant que ça. Tantôt je la vise, tantôt je contemple le blanc, au-dessus de moi. Peut-être qu'elle me suit, poussée par le courant. Je ne sais pas. Je me demande et je pivote sur moi-même pour me mettre sur le ventre, abandonnant la brasse pour le crawl. Au début effréné, pour accélérer mon retour en semant ma poursuivante, je ralentis bien vite quand je réalise que la distance qui me sépare de la plage semble ne pas évoluer tant que ça. Je la regarde maintenant en face, cette plage pathétique où elle m'attend pour aller voir ses vachettes. Je souris beaucoup moins. Il est dix-neuf heures passées. Je suis le dernier dans l'eau. Elle ne s'impatiente pas, vissée sur son roman. Je suis ravi et inquiet par ma situation géographique et mon état physique. Entre panique et jouissance, dans l'incapacité d'évaluer l'efficacité de mes mouvements pour assurer mon retour au sec. Une vague plus haute me submerge et me pousse au fond. Mes pieds touchent le sable que je croyais plus bas. Je prends appui. Je me lève. Je suis debout, face aux immeubles. Les pieds dans l'eau à vingt mètres du rivage submergé à mi-mollets. Là, je ne suis personne. A cet instant je pèse sur moi-même. Elle n'a rien vu de ce moment et je crois qu'elle n'aurait pu le voir sans être moi. J'ai tant bu la tasse que j'ai la nausée. Un goût de mer dans la bouche et de sable sous les dents, je m'essuie sur ma serviette panthère. Ma respiration est forte. Impossible de répondre quand elle me demande si je vais bien. En silence, j'attends que l'eau sèche sur ma peau. Je me dis que c'est mal barré. Le soleil est caché. Je me vois dans le reflet de ses lunettes de soleil. Maigre et blanc, les cheveux en bataille, assis, les genoux fléchis, en appui sur mes mains en arrière de mon bassin, face à la mer. J'ai froid.

Ça va ?

Une seconde détonation se fait entendre. Les chiens du village lui font encore écho en cœur. Les artificiers installent le lancé de ce soir. Ils n'ont visiblement pas dessaoulé depuis la course d'hier soir. Il fait plus chaud. L'air est mou. Je suis au téléphone. Elle est à Berlin pour la semaine. C'est compliqué de parler sans retomber sur des réflexes de couple. Elle trouve qu'elle est bien reçue. Qu'il prend bien soin d'elle. Je pense à sa passion de l'attention. Je l'entends parler de son combat féministe en terrasse. Je me souviens d'elle qui décrit un connard malpoli en amoureux attentionné mais maladroit. Je me souviens que je lui dis que c'est comme ça qu'on a réussi à aliéner les femmes. En leur faisant croire qu'elles étaient le centre de l'attention et qu'il fallait les protéger. On leur a dit qu'elles étaient belles et qu'elles devaient être portées. On a fait ça jusqu'à ce qu'elles ne sachent plus marcher. Qu'elles ne sachent plus –ou qu'elles ne puissent plus– rien faire seules. On leur a fait croire qu'on prenait soin d'elles alors qu'on s'assurait qu'on les rendait bien dépendantes et obligées d'obéir, inondées par tant de gentillesse qu'elles devaient, par gratitude, accepter tout de leurs bienfaiteurs autoproclamés. C'est la même chose qu'à l'École de la République. Celle où on apprend tous les bases. Celle où chacun doit savoir le minimum pour pouvoir, en fin de cycle, s'insérer dans le monde du travail et dans la société. Pour pouvoir consommer et produire en bonne intelligence. C'est de l'éducation. Elle est bien éduquée et ça me rend triste de l'entendre si heureuse d'être en train de se faire abuser.

Passe un bon séjour.

Il n'y aura pas de barbecue ce soir. A moins de trouver des saucisses halal dans un village de moins de mille habitants après vingt heures trente c'est vraiment compromis. Il faut une pastèque pour la sauce. Il faut aussi du fond de veau et du bourbon. Il faut aussi acheter les ribs de porc. Ça c'est pas hallal mais c'est pas plus facile d'en trouver.

De l'autre côté de la table de réunion elle me regarde avec insistance. Attentive à sa posture, elle se redresse sur sa chaise, cambrée, elle bombe le torse et hausse le menton pour se grandir. Les mains aux doigts croisées en masse au bout de ses bras donnent à ses faux ongles disproportionnés une allure singulière. De la même couleur que sa peau, ils semblent, chacun, être une protubérance de chair rebondie et pendante au bout de ses doigts. Comme une difformité précieuse qu'elle aurait vernie pour lui donner du panache. Je me concentre sur ce détail pour que la masse de calomnies passe sans me toucher. Il faut que ça me traverse. Elle veut m'humilier. Elle peut essayer. Ça n'a pas réellement d'importance. Je dois penser à autre chose, c'est tout. C'est juste un mauvais moment à passer. Je réponds quand on m'interroge avec le plus de neutralité possible sur le fond et sur la forme. Le temps passe et la tension monte. Elle s'agace toute seule et génère un stress contagieux. J'ai réussi à m'isoler mais le reste des présents est bien en peine de ne pas se faire déborder. Je me dis que c'est sûrement vrai ce qu'elle dit en fait. Tout ce qu'elle dit est arrivé. Factuellement. Mais ce qui cloche c'est ce qu'elle interprète. Ce qu'elle raconte. On n’a pas vécu le même moment. Je crois qu'elle ne s'en rend pas compte. Elle confond elle et le monde. J'ai de la sympathie pour ce qu'elle évoque. Il ne faut pas le lui montrer. Je dois baisser la tête. Faire mine de soumission. Ne pas faire de bruit. Lui laisser croire qu'elle domine, qu'elle contrôle. L'entretien se termine. Elle part et nous restons seuls. Ils s'attendaient à ce que je m'excuse mais si je comprends comment, je ne comprends pas de quoi.

Il y aura un feu d'artifice pour célébrer la fin des fêtes votives. Je regarde alentour et commence à déceler une série de règles pour ces courses de vachettes. Au-delà du chahut arrosé de pastis, dans cette enceinte peuplée d'enfants et d'adultes bondissants, il subsiste un ordre. L'attention de l'audience est étrangement vissée au spectacle. Elle réagit peu ou mollement aux exploits ponctuels mais répétitifs qu'un couple d'animateurs imbibés commentent, micro à la main en direct du centre de l'arène et du bar. Ils défient par paire ou en individuel des concurrents gominés, coiffés comme des footballeurs, pour un porte-clefs publicitaire et quelques euros. Ils doivent faire un pont, toucher la corne ou sauter au-dessus de la bête noire, essoufflée. Il y a deux équipes par vachette je crois. La première prend place au centre sur une pile de meules de foin. La seconde se positionne sur la coursive extérieure. Tout le monde provoque l'animal qui entre dans l'enclos, furieux. Tous l'exhortent à les prendre en chasse. Ils hurlent son prénom. Ils l'appellent à sauter par dessus la pyramide de paille ou la barrière de bois rouge. Il ne doit pas y avoir de score ou de but plus élaboré que ça. Seulement ces bribes de contraintes. Les vachettes durent un quart d'heure.

Les mômes du coin bondissent de façon spectaculaire en direction des gradins pour éviter les coups de tête mérités. Ils craignent pour leurs culs et pour leurs côtes. Ils louent la force et la prestance de l'animal. Il disent, hors d'atteinte, que c'est une salope, qu'elle se bat bien ou qu'elle n'en peut plus, qu'il faut en changer. Ils disent qu'elle a trop servi et que c'est sa dernière passe. Le spectacle est passionnant. C'est dérisoire. La seule concurrente peine à marcher droit. Elle se marre avec celui qu'elle embrasse presque sur la bouche. Il est en jean slim déchiré sous tee-shirt et boucle de ceinturon Batman. Il peine à éviter les coups de l'animal avec son ventre rond et ses fesses molles. Elle aussi s'en prend plein le cul dans son jogging de satin blanc. Son pantalon a glissé pendant une passe et on peut voir la ficelle blanche de son slip se dessiner sous le tatouage en arabesque qui orne le bas de ses reins. Un instant, elle croise notre regard, laissant apparaître une large rangée de dents gâtées. Ils manquent tous deux de réflexe pour éviter. La vache se promène entre les palissades, à la recherche de la sortie pour rejoindre le centre. Elle est coincée dans la voie périphérique où s'abritent habituellement les concurrents. Le couple, face à nous derrière la grille, est tout aussi amusé que terrifié et ça se termine avec un coup de tête pour chacun. La fête est circoncise dans ce cercle de terre battue. Le spectacle, c'est cette bande d'excités qui sont là, soir après soir, depuis plusieurs jours, toujours vivants.

« C'est la fin et maintenant place au bal. »

C'est la répétition de processus qui aboutissent à des objets sensibles. Systématiquement, la mise en avant du détail participe de l'exposition d'un propos, la dissolution du sujet, la dilatation du sens. C'est une accumulation de paquets d'information visuelle, sonore, sémantique ou graphique en compositions rhizomiques. Les objets issus de cette décantation révèlent la structure d'ensemble, le contexte des éléments. C'est de l'informatique. C'est la méthode de réalisation de la plupart de ces choses. Elle n'intervient pas forcément dans leur mise en œuvre pratique, mais elle est là. La production est éclatée en plusieurs groupes formels dont les éléments sont souvent organisés en série tout en gardant une nature évolutive calquée sur une expérience de programmation et de développement. C'est une société spectaculaire.

C'est le bar au bout du village, vous allez voir.

Une brochette de brunettes endimanchées pointe pour nous, l'estrade d'où naît, tassée, la clameur d'un orchestre de fanfare qui joue des tubes disco. Il faut d'abord traverser une minuscule fête foraine blafarde et déserte. Les tenanciers des attractions sont laids, mornes et sans sourires. Silencieux, ils regardent tristement le vide, n'attendant rien ni personne. Ça sent la serpillière et la frite. C'est sombre comme un salon la nuit, après le réveillon de Noël, quand un intérieur familier est éclairé par une guirlande multicolore, quand une lumière de fête rend hostile le plus intimiste des refuges. Au bout de l'allée, des flashs et une lumière plus vive. On aperçoit le chanteur. C'est drôle comme un monstre. Une parodie-fusion gay de Michael Jackson et Freddy Mercury. Il est flanqué d'un guitariste bedonnant, d'un bassiste à cinq cordes qui n'en touche qu'une et d'un saxophoniste fan de solos sexy comme dans les années quatre-vingt. Au second plan, des cuivres et des chœurs lookés en strass et lamé argent parsèment la scène exiguë et débordante de matériel. Toute la bande gesticule sur un tube country-dance quand apparaît, derrière eux, un drapeau arc-en-ciel. L'écran de fond de scène fait bien 10 mètres de large sur quatre de haut. La foule qui grouille au pied du camion-scène, ivre, les yeux mi-clos, n'a rien remarqué. Nous, nous avons vu. Ça et les affiches "Front National". Elles sont collées sur et sous les invitations aux célébrations taurines de la saison, comme l'indice certain d'une implantation réelle et actuelle. Quelques grognements confirment dans l'assistance, que les bronzés et les originaux ne sont pas si bienvenus que ça. C'est passionnant cette conviction qu'a la masse de détenir la vérité par la force démocratique de la majorité.

Je ne sais pas vraiment comment je mets en œuvre les choses. C'est un processus étonnant que je ne constate qu'a posteriori sans toujours pouvoir l'expliquer. Je sais ce que je ne veux pas. J'ai des constructions mentales et éthiques très rigoureuses que je questionne néanmoins en permanence. Par exemple, je refuse d'imposer tout message explicite. Je pense à un petit objet, un petit truc niché dans un ensemble. Cet objet est exploité pour sa couleur spécifique, dans ce contexte, mais sa nature intrinsèque est bien différente.

La pluie commence à tomber. L'orage se fait imminent. Le chanteur dit plus sa volonté de faire durer la fête en dépit de l'intempérie que les paroles du morceau joué par le groupe. Son troisième engagement à la résistance est interrompu par celui qui se présente comme le "Disc-Jockey". Il diffusera ce qu'il pourra envers et contre tout pour le plaisir du plus grand nombre. Silence et soudain, Céline Dion crache sa voix des enceintes. J'éclate de rire à la buvette. J’en recrache ma bière en m'étouffant. La régie son est recouverte d'une bâche noire érigée en chapiteau dont le pilier central est un manche à balai. L'animateur continue d'y assurer l'animation musicale, micro à la main. Son poste de travail est un récif noir au milieu d'une mer de tables et de chaises de jardin en plastique noir que le public a délaissé pour s'engouffrer dans la salle du troquet devant laquelle trône la buvette d'où nous observons la scène. Sous le barnum du comptoir d'extérieur, nous disons du mal de ces gens qui ne nous ont rien fait. On les moque et ils se moquent tout autant de nous. C'est un peu carnaval.

Il est presque deux heures, la pluie a cessé. La fête continue. Le groupe nommé "Pop" a repris ses reprises et massacre Nirvana … c'est tellement mauvais que ça en paraît génial. On est parti depuis longtemps mais le son de la fête nous poursuit.

C'est par exemple un bruit de fond, synthétique, rappelant le vent qui soufflerait dans une grotte qu'un programme informatique génère aléatoirement. Le son grésille, parfois, sature et expose la supercherie. Cet artefact existe pour teinter un espace et rendre sa nature ambiguë sans pour autant le dénaturer. Si on n'écoute pas attentivement, on peut ne pas le remarquer. Mais, les éléments qui le composent agissent tour à tour sur toutes les constituantes de l'espace où il est diffusé pour le métamorphoser. On ne le remarque donc pas et pourtant, indéniablement, il participe de tout ce qui se déroule dans le lieu où il habite.

Les fourmis dévorent les restes et entrent dans nos assiettes. Des naines rousses apparemment très agressives. Je n'arrive pas à faire le point pour les photographier.

C'est l'heure de manger.