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Quinze heures passées, nous nous sommes perdu de vue sur le parking de l'hypermarché. Je n'ai pas mon téléphone

Quinze heures passées, nous nous sommes perdu de vue sur le parking de l'hypermarché. Je n'ai pas mon téléphone qui est resté dans la voiture. Impossible de me rappeler où elle est garée. Ça m'agace. Frustré parce que je ne peux pas résoudre ce problème avec un appel. Comme appris à mes enfants, je fais d'abord le tour des allées du magasin et m'immobilise au dernier endroit où nous nous sommes vu. Il arrive, en fin, un paquet de biscuit à la main.

Tu n'as pas ton téléphone ? T'es malade ou c'est pour te donner un genre ?

Il a finalement arrêté de parler de mon téléphone. Retrouvée la place où nous sommes garés, on se met bien. Mon chargeur, la batterie de secours, mon stylo, mon carnet, à boire et à manger, tout est là, autour de nous, bien rangé, a porté de main. La route est clairsemée. Il fait un peu trop chaud à l'intérieur alors que les fenêtres sont grandes ouvertes. Je lui dis que c'est étrange. Il me répond que je suis trop stressé. Il ironise sur mon corps qui m'envoie des signaux contradictoire. Un air chaud court le long des jambes. Le chauffage est allumé. Je le regarde avec insistance, un sourire figé sur le visage. Dès qu'il a pris conscience de ma pose, je tourne le commutateur jusqu'au "clic" qui veut dire que c'est bon. Le fond sonore perds le bruit du ventilateur et il se marre alors que je feins le mépris et publie ça sur mon mur.

Tu préviens qu'on part, là ?

Ils bavardent bruyamment dans le train qui part. Ils se racontent leurs exploits. Elle doit avoir une quinzaine d'année. Lui, à peine plus. Il s'étonne régulièrement de ne pas trouver de prise pour charger son téléphone. Elle lui dit qu'elle est choquée. Qu'elle ne croyait pas qu'il était comme ça : du genre à oublier de charger son téléphone. Elle lui dit qu'elle a pris un jour l'avion et que le copilote est venu voir sa mère pour dire que si elle ne se calmait pas, elles allaient devoir descendre.

Contrôle des billets. Il n'en à pas. Il n'a pas ni pièce d'identité, ni argent ou moyen de paiement. On l'informe que s’il n'a rien, ce sera la police. Il ne répond pas. Elle ne non plus ne dit rien. Elle sourit, ne détachant pas ses yeux de l'homme en gris et mauve qui transpire dans sa chemisette blanche. Il ne semble pas plus convaincu qu'investir quand il profère cette menace. Son injonction, comme une information banale sort machinalement de sous sa casquette grise. Elle décolle ses jambes du sol en mordillant la première phalange de son index replié. Son regard pétille. Affalée sur son siège, en vis-à-vis de la scène qui se déroule dans la contre allée, elle glousse. Son compagnon ne dit rien et fixe, hébété l'agent qui dit qu'il va revenir avant de quitter la voiture.

J'm'en bats les couilles de la police.

C'est une charmante aire d'autoroute. Un agrégat de béton et néons qui sent l'essence et le désinfectant industriel. Caché derrière une butte de terre verte à cause du gazon pelé qui la recouvre, se dessine un panorama des plus improbables. Une centrale nucléaire qui crache sa vapeur au bord de la rivière voisine, surplombe des champs en aplats verts et jaune. La silhouette fumante se dessine sur le bocage environnant à la façon d'un manoir bourgeois. C'est l’extrême droite de l’anthropocène qui se dessine.

Il divague à propos de la nouvelle drogue à la mode. Ça à l'air cool d'après un article qu'il a lu dans les Inrocks. Ils disent que c'est pas cher et que c'est dangereux. Il ironise bien-sûr. Il ajoute que c'est étrange cette façon de rédiger des billets de prévention en forme de promotions. À bien y penser, je me dis que ça doit être difficile pour certains journalistes de faire un article d'opinion. Au bout d'un moment, ne rédiger que des infomerciaux ça déforme. Le style s'impose toujours comme un réflexe. Un massacre ou une nouvelle berline finissent sans différence de traitement pouvant se lire en cinq-cent signes sous un titre impactant.

De toute façon je ne lis que les titres !

Il me demande si je ne veux pas, comme lui, m'exiler des réseaux sociaux pendant que je cherche de la folk sur son baladeur MP3. Évidement, il n'y en as pas et c'est peut être bon signe. Je m'attendais à quoi ? La campagne défile sous nos yeux. On ne dit pas grand-chose. J'épie par la fenêtre le tracé du monorail, parallèle à la nationale. C'est une barre de béton qui s'élève à 10 mètres au-dessus du sol en traversant les champs. Depuis plus de 40 ans ce truc ne sert plus que de perchoir aux oiseaux et de calicot aux slogans politiques. En ce moment ce sont les anti PMA qui parsèment cette ruine moderne dont presque tous ignorent l'histoire. Un serpent gris qui avance tout droit au fil des champs, amnésique et anonyme dans son autorité rectiligne. La seule trace de civilisation à la perpendiculaire de l'ordre des champs. Il me dit que le béton ça vieillit mal et que toujours ça retourne au sable. Il ne restera rien de nous à ruiner par l'érosion.

"Aire du Loiret, 27 km"

C'est le premier jour des vacances et personne n'est en route. Nous avançons dos à l'océan. Azimut, Suisse et avant, l'Alsace. Il n'y a sur là qu'une ambulance devant nous. Elle trace son chemin à bâton rompu. Ce gros cube qui slalome entre les poids lourds que nous croisons est difficile à suivre. Grâce à lui, nous restons éveillés. Le parcours est monotone. Chaque dépassement est un évènement.

Assis en terrasse, à sa table, il est un peu plus de vingt-deux-heures. J'avais quelques minutes de retard. Nous étions restés là, elle et moi, à parler des gens qui se sentent le droit de détester n'importe qui sous prétexte qu'ils ont souffert de discriminations. Ça fait deux bières qu'on déblatère sur un détournement sémantique. Une phrase sortie de son contexte qui fait le tour du monde par la presse numérique et oppose par gros blocs les fact-checkers de salon et les militants des droits de l'homme par clavier assisté. Je lui dis que le diable est dans les détails. Ça la gonfle.

Attend, j'y viens.

Moins que la bêtise du lecteur de gros titre, devenue banale, c'est l'hypocrisie opportune des moralisateurs politiquement correct qui me heurte. Il me blesse comme un racisme du samedi soir, légitimé par le consensus, qui déboulerait dans les bars pour se diluer dans les vapeurs de mojito. Comme le gras des opinions à la mode et des discussions de saisons qui changent comme les boissons de terrasse. Il y a une promo sur le « Moscow Mule » alors on change de drink. Il n'y a pas de fond dans le débat. Tout le monde a raison, tout est bon et tous les avis se valent car il n'y en a qu'un qui peut se dire. On ne peut pas ne pas aimer ou pire même détester ce consentement univoque. Il s'en prend à tout ce qui devient le temps de l'agitation médiatique, l'objet d'un clivage discriminant. Je lui dis que je voudrais bien parler d'autre chose.

T'as raison.

Il est à ma droite. Depuis quelques minutes il lui parle de moi à la troisième personne. Elle est à ma gauche. Il lui explique quels sont mes codes linguistiques et en quoi mon attitude est intéressante et intelligente. J'apprends des choses et je me sens quand même gêné, moins pour moi que pour elle. Elle dit qu'elle suppose le contraire. Elle me regarde, atterrée. Elle ne me connaît pas et elle s'attend certainement à ce que je le contredise. Elle était juste venue s'asseoir, dehors pour fumer une clope tranquillement avant de retourner à l'intérieur, auprès de ses amis.

Ça ne m'inspire pas... Je pense qu'on va s'y arrêter…

Pendant qu'il prend la bretelle, je me dis que les aires autoroutes c'est un peu un prélude à l'enfer. Tout y est cher, minable et gras. Tout est a vendre. Tout est médiocre. On se promène, dans les rayons de cet oasis marchand. Quelqu'un cherche quelque chose, hagard, dans l'allée des souvenirs. Il a le regard vide et triste de celui qui ne comprend rien de ce qui lui arrive. Je me dis que c'est un peu l'air des survivants d'un attentat. Cette apparence qu'on ceux qu'on montre dans la télévision. Ceux qui ont survécu à l'onde de choc. Victime d'un destin funeste, il reste là, presque immobile, scrutant les étagères en tournant lentement sur lui-même. Quelques minutes plus tard, il est toujours au même endroit. Il s'éveille. Soudain, se redresse et esquisse un sourire, gêné comme s’il réalisait le grotesque de la situation. Il soupire sur place avant de sortir de l'espace boutique pour l'issue principale en direction des pompes à carburant. De notre point d'observation, sur l'espace terrasse, nous prenons un café industriel accoudés à un mange-debout ; une table haute à la mode dont nous commentons l'aspect ringard. Notre attention dérive vers le yorkshire d'à côté. Sa maîtresse accuse les végans d'être victime du marketing. Elle explique que ça ne serait pas bien mieux pour la santé. Elle a entendu que c'est pire pour l'environnement. Elle a entendu ça à la radio. Elle écoute la radio sur le chemin. On se dit que son chien est moche et qu'il pue presque autant qu'elle sent fort le parfum dans sa veste en fourrure coordonnée.

C'est comme les vaccins... Du moment que c'est pas immédiatement mauvais pour ta santé, tu t'en bats les couilles que ça ait été testé sur des bébés phoques ou dans des camps de concentration.

Les tables sont réparties le long d'une place centrale dont le centre est occupé par deux concept-car d'une marque automobile qui fait aussi des moulins à poivre. Les grosses voitures sont cerclées d'une haies de chaînes qui n'empêchent pas les passants de les approcher, le temps d'un selfie-évènement d'étape. Entre les deux machines, une vitrine de verre, donne à voir divers moulins dont le contenu en grain, rappelle les couleurs des carrosseries. Comment vendre des moulins à poivre à des couillons ? Les mâles reluquent les chromes et les courbes de taule. Leurs yeux pétillent devant ces engins. Fascinés par le pouvoir qu'il faut pour les posséder, ils contemplent l'air ravi et les mains dans les poches. Faussement désinvoltes ils lisent les cartels qui expliquent qu'il y en à pour cinq millions ou presque trois siècles de SMIC. Comme ceux qui achètent un poster ou une carte postale dans la boutique d'un musée, ils achèteront un moulin. La bagnole, interdiction d'y toucher, mais ça, ils peuvent se l'approprier. Moins qu'un souvenir, c'est une partie du pouvoir symbolique de ces monuments qu'ils emportent. Cette débauche de moyens, ils la comprennent. C'est de l'art. Elle est presque religieuse cette déférence pour ce luxe incongru. Cette animation commerciale apparue sur notre trajet comme une halte autour d'un faiseur de miracle sur la route d'un pèlerinage nous fait bien rire et me rend triste.

Putain que c'est laid.

Fin de l'après midi, assis sur un muret de béton brut je suis en train d'écrire sur mon téléphone des considérations sur l'art et le paysage, pendant qu’il pisse. Tout mon corps à l'exception de mon bras gauche est dans l'ombre froide du préau qui surplombe ma position et la station d’essence derrière moi. Les enfants piaillent autour alors que mon regard se porte sur un objet de métal et de verre dont je ne peux pas vraiment dire ce qu'il est. Ma main et mon bras gauche ont chaud. Ils sont au soleil et je sens qu'il est très haut. Même si l'air est frais, les rayons sont brûlants. L'objet de mon attention est multicolore et luisant même dans l’ombre où il se trouve. Imparfait comme s’il avait été démoulé trop chaud, il fait face aux urinoirs. Posé à même le sol il est fixé par de gros boulons qui l'entravent sur les dalles du pavement bétonné. Je suppose qu'il s'agit là d'un objet d'art qu'on a voulu oublier derrière le pilier qui soutient la casquette de la station, dans l'angle mort qui abrite les toilettes, derrière le distributeur de coca-cola. Les petits jouent avec ce truc. Finalement c'est probablement bien plus utile comme support d'escalade que comme émancipation du regard et de l’esprit. Peut-être que c'est moi qui y vois plus qu'un jeu de plein air.

Le degré zéro du paysage défile devant nous. Un panneau indique une ville à soixante-quinze kilomètres. Rien de ce que nous voyons par la fenêtre ne permet de confirmer ou réfuter cette indication. L'environnement est anonyme. On ne n'aperçoit pas d'endroit sympa pour vire de là où nous sommes. Ça le rassure. Pas de jolie maison sur la colline. Pas de ferme au loin dans les champs. C'est peut être parce que de là-bas on verrait l'autoroute. La seule distraction pour le regard vient des travaux sur la voie. Ça fait de l'animation. Nous roulons entre deux talus de terre fraîchement déposée que surplombe une volée d'éolienne. Le long de la chaussée, les pâles des géantes allongées s'étalent sur leurs remorques. Il reste sept kilomètres de travaux d'après les indications que nous venons de passer. La suivante indique que l'activité économique de l'aire de repos suivante est maintenue pendant les travaux. Près d'une bétonnière qu'ils fixent immobile, une paire d'ouvrier semblent poser pour d'éventuelles photographies de vacances à la gloire de l'industrie autoroutière. Tout restera ouvert. Restaurants, boutiques et services, ce paysage est tragique.

Tu la sens, ma grosse transition écologique ?

Plus nous nous éloignons du centre économique du pays plus le revêtement de la chaussée se dégrade. Il n'est plus noir mais rouge et beige. C'est un assemblage de zones plus ou moins grandes textures lisses ou granuleuses qui font sonner les pneus de façon différentes et donnent un rythme syncopé à notre périple. Du bitume noir fait par endroit le lien entre les pièces éparses. Tout cela est très graphique. Je voudrais le filmer. J'y pense un moment. Je m'endors d'ennui.

Le bitume est borné tous les kilomètres d'une grande arche en métal qui porte une enseigne lumineuse. L'affichage matriciel donne des informations sur la météo, le trafic. Comme le reste du paysage il est en accord avec le reste de la signalétique marron et blanche. Ses diodes orange bien alignées affichent une fois sur deux le même message depuis notre départ. Elles rappellent que nous sommes en période de conflit social. Elles alertent sur la grève des transports.

Grèves. Pensez covoiturage.

La voiture pue la poubelle. Si on avait été plus responsable, on aurait fait le ménage et fait une annonce sur internet pour réduire les dépenses du voyage. On n’est pas rentable. Cette histoire d'association entre le covoiturage et les grèves me tracassent. Comme si l'un était la solution à l'autre et comme si les victimes d'une grève des transports étaient les usagers du rail à qui nous devons apporter un soutien solidaire. J'ai l'impression qu'on veut nous faire croire qu'on est du bon côté de la barrière si on n’est pas en grève. Cette annonce, sur le même panneau que les alertes accident et les risques de verglas nous met en garde contre un péril venu de ces gens qui revendiquent quelque chose contre ceux qui roulent.

Mulhouse, quatre-vingt-cinq kilomètres.

Le ciel est "Straight Edge". Les nuages dessinent des croix sombres sur fond clair, presque blanc. Les derniers kilomètres sont fatigants. Il commence à insulter les automobilistes. Comme tout le monde il trouve que les autres conduisent mal et se prennent pour des pilotes. L'odeur de vieux qui imprègne l'habitacle se mêle à celle de nos transpiration. La lumière ambiante devient bleue. Il a troqué ses lunettes de soleil pour celles de vue et je n'ai plus de batterie dans mon ordinateur. Je fais l'inventaire de ce qui jonche le sol et le tableau de bord à la recherche de quelque chose d'intéressant pour focaliser mon attention. Rien de visuel mais en arrière de tout ce bordel, il y a un parfum âcre qui me nargue depuis notre départ. C'est une odeur de cendre tenace. L'odeur de la cendre de cigarette. Elle est diffuse et omniprésente mais s'obstine au milieu du reste. Le cendrier est vide. Je ferme les yeux. Je pense aux retours de vacances.

Nous arrivons de nuit. Je suis sur la banquette arrière, le visage collé sur le siège en skaï gris. Un œil fermé, l'autre ouvert, je regarde par la fenêtre les réverbères orange qui éclairent la rue par intermittence. Quand l'éclairage public devient orange c'est qu'on est presque arrivé. Ça me rassure et ça m'excite. Je n'essaye plus de dormir. Je vais retrouver ma chambre et mon lit. Ça sent la cendre et le chien. Il est à côté de moi sur la banquette. Ça sent la fumée de Gitane et je sens la main de ma mère le long de ma jambe qui me dit qu'on est presque arrivé. Je me serais endormi quand nous arriverons et elle devra me porter dans les escaliers. Je ferais semblant de ne pas me réveiller et je garderais mes habits jusqu'au matin.

Il me demande si j'ai encore de la batterie dans mon téléphone pour utiliser le GPS. J'ouvre les yeux. Il me parle des lumières qui clignotent au loin dans le ciel. Il fait nuit. On sait que ce sont des éoliennes mais on en parle comme d’un complot extraterrestre qui impliquerait le gouvernement. Encore soixante kilomètres. Je branche mon smartphone au chargeur de l'allume-cigare. Dans quarante kilomètres, il faudra que je le rallume pour nous guider. Il fait nuit. Nous ne sommes plus seuls sur la route. Le trafic est de plus en plus dense, de plus en plus oppressant. La route n'est plus à nous.

Grand Charmond-Tecnoland.

Mais qui donne leur noms aux zones d'activités industrielles périurbaines ?