1.18

C'est la neuvième sonnerie qui résonne et que je retarde en appuyant sur l'écran. L'ordinateur est près de moi, dans le lit.

C'est la neuvième sonnerie qui résonne et que je retarde en appuyant sur l'écran. L'ordinateur est près de moi, dans le lit. Je l'ai acheté pour le confort du clavier et sa taille réduite. Il a une bonne autonomie et un écran très confortable. Ni trop brillant, ni trop jaune, sa lumière est agréable. Comme j'ai changé de système en l'achetant, j'ai dû trouver l'équivalent de mon logiciel d'écriture. Celui qui était sur mon vieil appareil était vraiment simple et ça me manquera si je n'ai pas ça. J'ai bien dû mettre un mois à trouver la bonne solution avant de me résigner à racheter la même machine que celle qui venait de me lâcher et ne m'en servir que pour écrire. Je vieillis ou je deviens maniaque. Un peu comme avec les plumes à dessin ou les carnets, j'ai ma marque, mon format, ma qualité et tout changement me met dans un inconfort notable. Il faut que la sensation physique de ce que je fasse avec ces outils soit la plus habituelle possible pour laisser la place au reste. Un peu comme si la conscience de l'objet me rendait trop conscient de l'action. Ça casse tout.

Ça fait onze mois que l'ordinateur est là et que tous les matins, avant mon café, j'allume l'écran, entre mon code et vérifie mes alertes. En général il ne s'est rien passé alors je regarde la liste des séries dont les épisodes paraissent aujourd'hui. J'en suis un peu plus de quinze en même temps. Si les enfants sortent du lit avant moi, je leur demande de mettre un café à chauffer et de nourrir les chats. Lecture de deux trois articles en attendant que les téléchargements se terminent, en tailleur, calé contre le mur avec quelques coussins, c'est parti pour quelques heures de binge sur l'ordinateur en jouant sur le téléphone.

Tout est bien disposé sur une planche de MDF verte. Mon carnet de dessins, mon stylo, le téléphone fixe, ma règle et quelques papiers importants. Cette proximité des choses à faire est importante. Tout est prêt dans l'éventualité où je m'en servirais.

Il y a aussi trois petits carnets dans un portefeuille. Le premier, pour des croquis d'observation, le second pour des lignes à la règle et le dernier pour des notes. Avec le temps, le fil est de plus en plus difficile à tenir et des éléments de l'intrigue m'échappent. C'est de plus en plus flou et souvent, plusieurs minutes sont nécessaires pour retrouver une idée. Le souvenir d'un souvenir d'une idée est-il toujours l'idée d'origine ?

Ça commence à se gâter !

Il est un peu plus de vingt-deux heures et les résultats nationaux sont tombés depuis un sacré moment. On avait convenu de se retrouver dans un bar pour boire sachant qu'on ne célébrerait pas. Je ne sais pas vraiment pourquoi mais on a voté. Pour qui ? Personne. Comme elle, pas beaucoup de questions dans l'isoloir. Rien dans l'enveloppe, mon fils qui m'accompagne et se marre. L’important c'est de lui faire comprendre les règles et les enjeux. Que s’il continue à faire le zouave, le bulletin sera annulé car il aura fait savoir ce qu'il contient. Il trouve ça absurde parce qu'à l'école on lui a dit qu'aux élections on devait choisir pour qui on votait. Je lui explique que non. Qu'on vote pour quelque chose et pas quelqu'un et que je refuse de voter pour quelqu'un. Il me demande pourquoi on ne change pas la façon dont on vote et je lui dis que c'est la façon dont on fait de la politique qui devrait changer. Il est parti pendant mon explication, rejoindre sa sœur dans la rue.

Sur le chemin de la maison, j'explique qu'il y a encore plus de gens qui sont restés chez eux. Il me répond que c'est un devoir et je lui dis que c'est un droit. Il me dit que c'est pareil et je lui dis que non, que s’il a le droit de manger des bonbons, il n'est pas pour autant obligé de le faire mais que ses devoirs, il doit les faire sinon ça va mal se passer. Il me dit que je dis que ça va mal se passer de toute façon et je me demande si mon analogie entre bonbons et politique n'est pas finalement la plus juste qui soit. On continue avec les caries et le dentifrice mais je l'ai bientôt perdu à nouveau.

Je prends une pinte de brune avec un shot de whisky, histoire d'être sûr de ne pas me souvenir de tout ce qui s'est passé ce soir. Dans le fond quelqu'un crie que c'est la faute de l'abstention et personne ne répond. C'est sûr que c'est l'abstention qui structure le résultat. Mais plus que faire le vainqueur de l'élection elle fait la lumière sur l'illégitimité du scrutin. Aucun des choix proposés ne satisfait la majorité de la population. Dans une démocratie représentative, on pourrait se dire que si le résultat ne transcrit pas l'opinion générale, il sera invalidé. En fait il n'en est rien et c'est bien pour ça qu'on est là, réunis, le cul sur nos tabourets à deviser sur le moment où on a senti le vent venir.

Je reçois un mail délirant d'un copain de Berlin qui m'annonce que l'extrême droite est prête à prendre le pouvoir et qu'un sondage la place en tête des intentions de vote. Le texte est délirant. Il parle de gouvernement de l'ombre et de milices armées prêtes à intervenir dès que les résultats paraîtront. C'est un très long message et je défile vers le bas par curiosité sur la conclusion à tirer si ce n'est de se barricader chez soi. Mon café et ma cigarette dans la même main gauche, je descends péniblement avec la molette de ma souris qui s'est emmêlée dans le fatras de papier qui recouvre notre bureau. Le café éclabousse ma cigarette et ça me met en colère. La conclusion dit qu'il faut voter pour faire barrage à l'extrême droite. Que c'est l'union des gauches qui nous sauvera mais qu'il faut aussi se préparer à descendre dans la rue et à se battre. J'éclate de rire et je la réveille pour qu'elle vienne lire. Elle répond que c'est dimanche et qu'elle n’en a rien à foutre. Elle va rester couchée jusqu'à 16 heures puis sortir voter.

C'est la bascule ?

Il y a quelque chose de détestable dans leur attitude. Ils parlent et se regardent avec malice à la fin de chaque argument comme un duo de jazz. Ça se veut improvisé mais c'est répété et minuté. Propres et frais avec une fausse barbe de trois jours à la mode, la paire de startupers nous explique leur projet de société. Celui de gauche est un peu plus en avant que l'autre. Assis sur le bord du canapé deux places qui les accueille, il semble prêt à bondir sur leur interlocuteur. Ses lacets sont coordonnés avec sa veste crème. Un galon noir sertit le col de son blazer déboutonné sur une chemise à motif, sans cravate. L'autre a une veste rose et un tee-shirt blanc. Son jean sur-teint vert ne couvre pas ses chevilles sans chaussettes. Il porte des sneakers à motifs colorés. Si je coupais le son je ne pourrais pas dire si j'assiste à l'interview d'un groupe de pop ou à celle de jeunes entrepreneurs. Mais non. Devant moi, deux anciens banquiers pitchent leur bouquin sur la solution de la crise sociale. Deux hommes de moins de trente ans qui n'ont jamais connu le chômage, viennent expliquer à l'oral, qu'ils ont une théorie pour sauver le pays. Plus qu'une théorie, c'est une méthode. Le contre argument à leurs détracteurs est infaillible. "Comme on n’a pas essayé, on ne peut pas savoir". Mais eux, ils savent. Drapés dans leur pédanterie, ils se regardent en fin d'entretien et clignent de l'œil, complices.

C'est le quatrième épisode d'affilée que je regarde. Il est un peu plus de quinze heures et je ne suis pas totalement détaché. J'étais en ville samedi dernier et on avait marché, bien en ordre dans les rues. Le cortège était épars mais la foule nombreuse sur le parcours. Il y avait, par endroit des gens plus excités qui criaient ou chantaient par-dessus la foule et étaient parfois repris mais ça restait surtout une marche silencieuse puisque le but était de montrer qu'on était là, nombreux. Pas de service d'ordre, juste quelques volontaires qui veillaient à arrêter le cortège pour laisser passer les bus. Situation surréaliste. La manifestation laisse passer les transports en commun. Elle éloigne la foule des vitrines de magasins pour ne pas perturber le commerce. Manifester dans le calme et l'ordre. Je me demande si c'est bien utile ce qu'on fait là et j'ai soudain envie de partir en courant.

La copine avec qui je déambule est une vieille syndicaliste. Elle a fait toutes les manifs des vingt-cinq dernières années et elle confirme que c'est étrange. Il y a ces excès de civilité qui sont risibles mais il y a aussi une crainte de voir sortir du rang des gens violents. Ce qui rend les manifestations habituelles sûres c'est leur côté familial. Elle concède que c'est peut-être aussi ce qui les rendaient inefficaces. Jusqu'ici tout va bien mais on a vu des gens louches se presser vers l'avant du cortège. Je crois reconnaître un policier parmi eux. Elle me dit que ça ne l'étonnerait pas. Depuis quelques mois c'est devenu systématique. Ils profitent du manque de structuration des cortèges pour les infiltrer. Quand ils sont pris en flagrant délit ils disent que c'est pour mieux gérer la foule mais quand on regarde sur internet les vidéos des manifestants, on se rend compte que c'est surtout pour foutre le bordel.

Il est debout, face à l'écran. Bouche légèrement ouverte et lèvres humides de bière comme sa barbe, il est absorbé par le spectacle qui se joue sous ses yeux. Un regard furtif de temps en temps quand on lui parle. Quelques murmures gutturaux comme crédit d'attention pour ses amis. Il ne fait pas d'effort pour se rattacher à la société qui l'entoure : un pub bondé, un soir de week-end, après vingt-trois heures. C'est un homme adulte, en âge de travailler, qui se tient béat face à un écran. Il tient à la main une pinte de bière entamée. En lui, je vois ma fille, il y a quelques années. Elle n'a que quelques mois. À genoux, assise sur ses talons, elle contemple l'image dans la même attitude.

Le programme est ici différent. Je me demande s’il n'y a pas quelque chose de l'ordre du conditionnement. C'est de l'aliénation à l'écran. Plus que le contenu c'est la forme qui me fascine. Le contexte de l'action. Le spectacle encadré. Plus il contemple ce qui se passe sur le rectangle lumineux, moins il participe de l'action environnante. Cette fascination m'a fait éteindre l'écran pour mon enfant, pour ne plus jamais le rallumer. Ici, il s'agit d'un meuble, une attraction qui diffuse des images de sport aux horaires d'ouverture de l'établissement. Elle est, en apparence, complémentaire des autres services offerts aux clients. Comme tout le monde, je me laisse attirer par sa présence fascinante. Cette attraction de l'image me fait penser à celle de la photographie. Sous les atours du réel, elle laisse celui qui la contemple, la prendre pour factuelle. Elle n'est qu'un point de vue ponctuel. Ici, c'est un flux continu et structuré qui se pose comme un drame permanent. Je regarde cet homme. Pour lui, une chose importante est en train de se passer. Il veut en faire partie. Il dédie toute son attention à cette activité. L'information que diffuse l'écran n'est pas pour lui une animation du lieu mais l'inverse. Il appartient totalement au monde qui défile sous ses yeux. Il n'a plus de prise avec ce qui se passe dans la salle de bar. Ses amis l'invitent à les rejoindre. Il ne participe pas à la discussion, prétexte à sa présence. Il est debout, dans le passage. Les clients le bousculent pour commander. Tout autour de lui est au second plan. Il contemple. Il est dans un autre temps et une autre action. Sa réalité est dans l'écran. Il vit ce qui se déroule. Il met toutes ses émotions dans le cadre. Il n'est plus avec nous. Le score des élections le rend fébrile. Il est le score.

On arrive plus près du centre-ville et je n'ai toujours pas vu un flic en uniforme. Les vitrines de fast-food et de banque sont barricadées avec des planches de contreplaqué vissées sur une armature de bastaing bon marché. Si la foule était réellement composée de milices organisées pour la casse comme le prétendent la presse et l'état, on aurait tôt fait avec un démonte-caisse ou un pied de biche, d'arracher cet obstacle symbolique à la destruction. C'est assez beau et rassurant, cette peur affichée de la part des entreprises concernées par la colère des manifestants. C'est assez cohérent avec le message de la préfecture qui dit que les manifestations doivent cesser pour permettre à l'activité commerçante de suivre sa cour habituel. Tant qu'on ne voit pas la police, on peut se sentir forts et légitimes mais dès qu'on les verra, on saura que c'est nous, contre les forces du maintien de l'activité commerçante. Pour le moment on en rigole mais on a tous à l'esprit quelqu'un qui s'est fait tabasser ou gazer les semaines précédentes. On sait tous qu'il y aura des gens pour défendre ce besoin qui n'est pas le nôtre. Les gens viennent, sur leur journée de repos, toutes les semaines, redire leur mécontentement, obstinément et on leur répond qu'ils ne sont qu'un obstacle au commerce, une gêne parasite qu'il faut disperser.

Je t'ai pas mis ma main aux fesses hier soir ?

La marche se ralentit et nous sommes de plus en plus proches les uns des autres. La foule se presse sur la place et je suis assez mal à l'aise de ne pas voir d'uniformes. La proximité forcée aide à reconnaître des visages dans la foule. On se salue, on se fait la bise, on s'étonne de se retrouver là. On parle des violences policières et on continue de s'étonner de la sagesse de la foule. On est bien plus de cinq mille et on déborde de la place. Il y a un orchestre de percussions qui sonne vers le centre du cortège et des enfants qui montent sur les épaules de leurs parents. Je commence à me sentir mal à l'aise et j'envoie des messages à des amis pour savoir s’ils ont vu des uniformes ou des fourgons. C'est très étrange qu'ils ne soient pas visibles. Je suis parti à leur recherche dans les rues parallèles quand un copain m'appelle. Ils sont en bas de chez lui. Il y a plus de dix fourgons et ils viennent de sortir pour aller vers la place. Je me dis que j'ai bien fait de partir et je décide de rentrer chez moi. J'envoie un message aux copains pour les prévenir de l'arrivée des matraques. Ils me répondent qu'ils savent. Ils sont déjà là. Ils ont envoyé des lacrymogènes dans la foule sans sommation. Les gens se dispersent assez calmement mais ils craignent un mouvement de panique. On se demande si ce n'est pas ce que les bleus veulent provoquer.

Je viens de me resservir un café. En direct et en vidéo, je suis la manifestation parisienne sur le téléphone. Depuis le début c'est l'affrontement. Police contre manifestants sans autre prétexte que le refus de la manifestation. Je pense à mon fils qui est en ville avec ses copains. Il me dit qu'il est en terrasse et qu'ils prennent un café. C'est calme et les gens sourient. J'entends plusieurs bruits sourds, comme des explosions. Je me dis que ce sont des pétards. La chatte, sur mes genoux, a levé la tête et dressé ses oreilles. Elle se demande ce qui se passe et me regarde interrogative. L'iris dilaté, elle me fixe longuement avant de blottir sa tête sur ma jambe, contre sa patte arrière. La main posée sur son abdomen, je sens, en dessous, au bout d'un moment, sa respiration et son cœur qui bat. Je commence à somnoler. Elle ronronne. Le gros est à mes pieds. Une notification attire mon attention sur le fil d'actualité. Ils tirent des grenades assourdissantes et des lacrymogènes en ce moment. J'essaye d'appeler. Pas de réponse. Je vais à la fenêtre et je me rends compte qu'on sent les gaz. Ils sont à deux-cents mètres à en juger par le bruit. Le ciel s'assombrit. J'attends au balcon de voir ce qui va se passer. J'écoute attentivement. Encore deux grenades qui retentissent. Ce n'étaient pas des pétards. Une silhouette grise apparaît au bout de la rue. C'est mon grand qui s'abrite sous son manteau de la pluie qui commence à tomber. Il arrive à la maison tout sourire. Je suis content de le voir rentrer. Il sent la lacrymo et a pleuré un peu mais tout va bien.

Il est un peu plus de dix heures quand le téléphone sonne. Une voix agacée me demande de confirmer que je suis bien qui je suis. Je m'exécute non sans manifester un certain mépris pour le ton employé. C'est le lycée qui m'informe que mon fils n'est pas en cours. Je réponds que je sais qu'il est en manifestation ce matin comme beaucoup de lycéens. Elle me dit que non. Ils ne seraient pas si nombreux. Ils ne sont d'ailleurs que deux dans sa classe. Il sera collé pour cette absence. C'est une journée de grève nationale. Il y a eu un préavis. J'ai fait un mot dans son carnet. Pourquoi serait-il collé ?

C'est interdit !

Elle décide de considérer que je l'ai insultée quand je lui fais remarquer fermement l'arbitraire et l'absurdité de son propos. Elle raccroche et je rappelle aussitôt. La ligne est prise et sitôt raccrochée. Rappel encore. Même chose. J'appelle l'administration puisque la vie scolaire semble avoir des soucis de standard. On me passe l'administration. La voix est plus chaude, plus souple, plus reposée. Elle me demande de me calmer. Je lui interdis de me dire ce que je dois faire. Elle s'excuse. C'est le directeur des études. Il me dit qu'il n'est pas au courant de cette disposition disciplinaire. Il refuse de dire si la chose est couverte ou non par l'administration. J'essaye d'éviter l'ironie sur le nom de l'organe disciplinaire de l'établissement (vie scolaire) et la responsabilité qu'il prend sur son action. Il acquiesce quand je lui dis que mon enfant n'ira pas en colle pour ce motif et qu'il serait malvenu qu'il soit de nouveau inquiété à ce sujet. Il me dit qu'il n'a pas de visibilité directe sur ces choses. Je lui dis que je suis désolé pour lui.

Bonne fin de journée.
Allo ?