1.19

C'est un cycle. Aujourd'hui ça ne va pas. Chaque ligne que j'écris, chaque mot, je l'efface au moins trois fois avant de le réécrire pour l'effacer de nouveau.

C'est un cycle. Aujourd'hui ça ne va pas. Chaque ligne que j'écris, chaque mot est effacé plusieurs fois avant de revenir puis disparaitre à nouveau. Demain, peut-être, comme hier, en deux heures j'écrirais trois pages. Ça n'a rien à voir avec mon état d'esprit. C'est juste comme ça. Ça m'échappe et c'est très bien.

Il faut que tu sois mal.

Il nous fait face, à l'entrée du métro. Au-dessus de la rambarde, il regarde devant lui et vers nous, il avance. Son sourire fermé dissimule ses dents qu'on devine blanches. Sa coupe de cheveux nette semble sans fioritures, mais sophistiquée, en cohérence lisse et luisante avec son visage cuivré dont les traits sans ride accusent un âge entre trente et quarante-cinq ans. Sa tenue sobre est structurée. Comme sa chemise bleue semble presque blanche avec d'infimes détails sur une couture d'un ton plus intense qui font ressortir le caractère graphique de sa silhouette. Son cou fin s'entoure d'une cravate nuit satinée faite de brins chinés et tramés en un effet gaufré subtil sur le nœud simple et symétrique qui la ferme. Son buste centré porte une veste à deux boutons coupée très près du corps au tissu plus clair que celui dont il reprend, plus fin, l'aspect, le relief et le brillant. Le revers dynamique impose, sans être agressif, un soutien à sa ligne décidée. Floue, derrière lui, on distingue une foule dans son sens, en camaïeux orange et ocres, avec des pointes de blancs et de jaunes sans verts. Elle se dessine en tons chauds qui décrivent son contour avec clarté. Incarnation de la rigueur et de l'efficacité, il est cadré à l'américaine, comme s’il sortait de cette affiche qui surplombe les escaliers mécaniques. Au-dessus de son corps en image, un slogan. Il est là pour les élections locales. Il pourrait être ailleurs avec un autre logo et un autre slogan pour une autre élection.

A t'entendre, là, tu as l'air fréquentable mais c'est à toi de voir.

C'est une grande pièce aux murs blancs bardés de comptoirs en métal brossé et verre teinté. L'odeur étrange est indéfinissable. Mon reflet me contemple à travers un de ces miroirs bruns. Maman est en train d'échanger quelques mots avec le guichetier.

Sa main est sèche contre ma main moite. Mon bras glisse par moments et elle resserre son emprise rugueuse, ne pas le laisser fuir. Le sol en moquette-paillasson est raccord avec le mobilier. De ma main encore libre, j'essaye de toucher ce tapis pour m'assurer que sa texture est bien aussi désagréable que son aspect. Je l'imagine piquante comme les poils d'une brosse à friser. Une pression sur les doigts me rappelle à ma captivité. Relevant son bras, elle m'empêche d'atteindre mon but.

Elle continue sa conversation en tirant et mon corps se soulève, se décolle, un instant, du sol. Retour sur Terre, pesant, la tête levée dans sa direction. Circonspects, on se regarde. L'agent de banque regarde vers moi en souriant. Gênée, elle me relâche. Libéré ! Elle me laisse filer.

Encore une fois, elle veut chanter. La musique du bar ne lui plait pas. Le patron menace de la sortir. Elle insiste pour qu'il change le morceau. Elle nous trouve trop sérieux. Elle nous le reproche. Elle explique que si on pouvait arrêter de gâcher sa soirée, ça serait sympa. Elle ressasse. Elle se paraphrase. Elle crie. Je regrette de l'avoir invitée. Notre voisin de comptoir lui propose de se taire ou de partir. Elle passe l'heure suivante à le harceler verbalement. Il est simplement malpoli. Il est passablement méchant. Il est légèrement homophobe. Il est profondément misogyne. Il est limite raciste. Il ne dira rien pour aggraver son cas. Il ne va pas se défendre.

Je voudrais mourir sur scène, dessous les projecteurs.

La tension nerveuse me provoque une douleur rigide. Empathique, mais lâchement silencieux pour ne pas prendre sa place, j'embrasse mon verre dont je contemple le fond. Mes mains forment un anneau autour du disque de bière ou un nuage persiste. Dernière gorgée et départ sans rien dire. Elle est encore sur lui. Je suis content. Je dormirai seul.

Ma liberté, je la célèbre en bondissant sur l'un des grands fauteuils aux formes géométriques en tartan jaune et vert qui s'alignent le long de la vitrine. Leur texture laineuse est très désagréable au toucher. De petits coussins orange faits du même matériau irritant sont posés dessus. Je m'avachis sur un coussin en prenant soin de ne pas laisser ma peau entrer en contact avec le tissu même si je suis en shorts. Il fait chaud. J'ai l'habitude. Ça va durer longtemps.

Dans cette position, l'objectif est le sommeil. Inquiète, elle va veiller sur moi d'un regard intermittent avant de rejoindre le banquier à son bureau, dans l'un des box qui borne le troisième mur. Derrière les banquettes, la vitrine. Les plantes vertes jaunasses forment un paravent qui s'élève à un mètre du sol. À ma gauche, l'entrée, flanquée de totems à prospectus et de cendriers porte-parapluie ocre et noir en plastic et chromes. Ces objets me font penser à des robots. Ça sent le tabac froid et le tissu d'ameublement.

Impossible de trouver le sommeil. Glissant de ma position initiale, j'effleure ce tissu désagréable pour atteindre une pile de magazines économiques entassés sous la table basse qui me fait face. Feuilletant, je regarde des images d'alcool en bouteilles reluisantes, d'hommes en tenues de ville et de femmes en tenue légère. Le grillage du texte est illustré de graphiques colorés que ponctuent des paysages de plages ensoleillées et de montagnes enneigées. Rien de bien intéressant pour moi, à part les esquisses d'architecture en marge des annonces immobilières et les dessins de presse.

Un grand dessin en pleine page me fait marquer une pause. Son auteur a illustré les couvertures d'une série de livres qui sont dans la bibliothèque de ma grand-mère. Sans savoir lire, j'ai quand même épluché tous les tomes de la série et contemplé les dix illustrations que compte chacun d'entre eux. De chaque dessin mémorisé, j'ai déduit, après une étude minutieuse, le sujet de la nouvelle qu'il introduit. Ce sont les romanciers qui illustrent leurs ouvrages. L'auteur de ces livres est donc un dessinateur de livres pour enfant. Cette illustration de magazine doit donc être le contenu « pour enfant » de l'édition.

Le style est épuré. Les nez sont longs et les yeux des points. Les visages sont simples et les silhouettes élancées. L'image est toujours inscrite en médaillon comme s’il s'agissait d'un souvenir, concentrant au centre les détails et dissipant le décor dans le blanc de la page sur les bords. En dessous, une phrase est écrite. Je ne reconnais, rien dans cette illustration. Aucun des personnages représentés n'était visible dans mes lectures précédentes. C'est surement une adaptation pour grande personne de mes livres d'enfants. Une occupation pour qu'à défaut de sieste, ils aient quelque chose à lire

L'écran est allumé et l'ordinateur posé sur la table. Des notes griffonnées dans un carnet, à sa droite et la housse en dessous. À gauche, le téléphone est bien posé, face vers le haut, dans l'axe du verre de bière posé sur son sous-bock. De deux rangs de table plus loin, il y a la rue et derrière un stand d'huître qui est là, toutes les semaines jusqu'à vingt heures. C'est plus cher s'ils les ouvrent, mais on peut les manger dans la rue, accoudé à une table haute, près du stand. Ils doivent être de mèche avec le bar puisqu'ils occupent un bon tiers de sa terrasse. À droite, un homme, propre sur lui, lit un texte assez long sur son mac. Il a la cinquantaine et la main sous son menton luisant et ses joues lisses. Sa mine enjouée laisse à penser que sa lecture l'amuse. Sur la table, un étui à cigarette en plastique bleu, posé là comme une invitation à lui demander du feu. Sous les cigarettes, l'édition de poche d'un livre d'un nouveau philosophe. Il ne m'intéresse plus.

Je ne lis plus. J'observe. L'odeur domine l'établissement bancaire et pose le décor. Derrière mon fauteuil, les passants défilent, épars, sur le sol de brique rouge de la halle marchande, au-delà de la haie de plantes-en-pot dépressives. Ces spécimens vert sombre piqués de jaune, mi-morts mi-vivants, ne font que confirmer mon aversion pour le végétal d'appartement. L'ambiance est marron. De part et d'autre de l'entrée, entre les distributeurs de publicités et les tubes porte cendrier, quelques arbustes moins malades accueillent le visiteur, formant une allée hybride entre plastique et végétal. Au sol, des dalles carrées en métal brossé bornent un vrai paillasson qu'on devine plus profond que le reste du revêtement de sol. En partant, comme d'habitude, j'emporterais un exemplaire de chaque dépliant, en souvenir. On peut voir à travers le brise-vue de cette allée, deux autres îlots de banquettes, le long du mur sur la gauche. Les banquettes se déploient autour de tables en formica sombres. Elles sont veinées comme l'écaille des lunettes de l'homme en sueur qui fume sa cigarette assis sur la plus lointaine banquette. J'ai atrocement envie de faire pipi. Je ne suis plus assis, mais debout. Je me dandine, sautillant d'un pied sur l'autre, devant la pile de revues, entre le fauteuil et la table.

Depuis quarante minutes, rien n'a bougé et je suis resté là, face au texte affiché. J'ai navigué sur mon téléphone entre les notifications. Vider la poubelle avant la tombée de la nuit et terminer ce fragment sont mes deux seuls objectifs de la journée. Je dessine des volutes avec le stylo plume que j'ai trouvée par terre dans la salle de classe. C'était il y a plusieurs mois. L'année est finie. Je l'ai toujours. La plume a pris la forme de l'écriture de son précédent utilisateur. Elle est tordue au bout. Son profil crochu fait penser à un bec d'oiseau de proie. Il est pénible d'en tirer un trait constant. Je me demande si la forme de la plume est une évocation du caractère de celui qui écrit avec. À force d'insistance, je trouve l'angle qui la fait glisser. Les volutes sont de plus en plus doux sur la page de carnet. C'est l'endroit où j'ai noté un peu plus tôt ces petites choses que je suis en train d'écrire maintenant, sur le clavier.

Tu penses trop.

Le train passe et tout le monde s'en fout. Il fait partie du décor. On ne l'entend pas. Il n'y a que le bruit des conversations de la rue et le son du reggae des enceintes du bar. Il va bientôt pleuvoir. J'ai en fin commencé à taper en écoutant ce que j'étais en train de faire.

L'homme est sombre. Il a de gros sourcils. Il est presque chauve. Ses cheveux sertissent son crâne luisant comme une couronne châtain foncé. Jambes écartées et cravate serrée sur le col de sa chemisette jaunâtre il respire lourdement. La monture de ses lunettes aux verres épais est légèrement translucide et glissent de son nez fin comme le bec d'un oiseau. Il inspire la fumée par la bouche et expire bruyamment par les narines avant de marquer une pause avant de recommencer. Chaque bouffée ressort comme un nuage opaque, épais et bleuté de la bouche qu'il garde ouverte. Les volutes remontent le long de son visage pour se briser sur la branche anguleuse de ses binocles. Sur ses genoux, une veste en tweed beige est pliée.

Dans la main qui tient sa cigarette, il serre son livret de banque vert sombre orné du logo doré de la banque et d'inscriptions que je ne sais pas déchiffrer. Ce que je sais, c'est que son livret est un livret de "grand". Le mien est rouge, comme celui des enfants. Il y a un "A" dessus et j'aime quand je dépose de l'argent sur mon compte, le voir glisser dans la machine qui y inscrit la transaction. Un jour, j'aurais un livret comme le sien, c'est un objectif que je me fixe comme une nécessité impérieuse pour passer à l'âge adulte.

Ma mère est en fin dans l'un des trois box qui me font face. Le quatrième et dernier mur de l'agence est garni de bureaux, cellules. Là, les cas les plus complexes et les plus lucratifs sont traités, en apartés. Ça se passe dans une confidentialité relative, mais suffisante. Ostentatoires, des affiches encadrées se déploient derrière chaque box. Elles donnent à voir, en haut, des personnages semblables à ceux des magazines. Elles sont complétées, en bas, de chiffres et de symboles apparemment très agréables. Tout le monde semble heureux sur ces images. Ils sont les seuls à sourire dans l'agence.

Sa chaise a une armature tubulaire chromée de section carrée. Elle est tapissée d'une toile coordonnée avec celle des banquettes. L'homme qui lui fait face, est assis, lui aussi. Son fauteuil de même forme tient sur un pied roulant qui lui permet de tourner sur sa base en similicuir. Elle est fixe, il est mobile et se balance de droite à gauche sur sa chaise. J'ignore ce qu'ils se disent. J'ai l'impression qu'il ne partage pas son agacement. Je pense un moment les rejoindre. Il serait mieux pour moi de rester là au cas où je ne sache pas me retenir.

Ma vessie se contracte. Mon ennui se fixe sur la scène qui se déroule. C'est sans sens pour moi. C'est un lieu où on s'ennuie. Un moment, je continue mon inventaire des détails du lieu. Je me dis que je n'aime vraiment pas cet endroit. Les murs sont couverts en grande partie de moquette jaunie. J'ai envie de la décoller. Elle me donne chaud et j'ai déjà très chaud. Je me suis déplacé près du monsieur anxieux. Je gratte le joint sous la corniche qui sépare le tissu du papier peint à un peu plus d'un mètre du sol. Triturant cet interstice, j'ai oublié mon envie pressante. La main de ma mère m'emporte par le bras puis me traine littéralement vers la sortie et sa porte vitrée aux grosses poignées de bronzes.

Je veux faire pipi.

Ça gambade à l'étage. Les pas sur le plancher me réveillent avant la vibration du téléphone. J'aboie quelques incitations au calme et une invitation à descendre prendre le petit déjeuner. Incapable de me fier à mes yeux qui ne veulent pas s'ouvrir, je tends la main en direction des vibrations pour quelques minutes de sommeil et de sursis avant la prochaine sonnerie. J'ai mal. Un pincement aigu qui part de sous l'omoplate et se déploie en ligne droite vers la nuque, descend en croix vers le coccyx et le creux des reins, tirant comme des écailles qui se décolleront des os et pinçaient la chair. Cette douleur est minérale. Elle raisonne et s'étend en échos à ma gorge sèche et ma langue pâteuse. Elle a le goût amer de bière de la veille. Je ne me souviens pas du chemin qui m'a reconduit, ce matin. Le souvenir de la fin de soirée est toujours là. L'émotion est toujours vive. C'est la même contracture qui me traverse. Mes yeux commencent à voir plus clair quand le téléphone sonne un second réveil. L'alarme éteinte, je remarque une notification. Elle me demande si je fais la gueule. Je réponds que non. Je regarde la vidéo d'un oiseau assis sur un œuf plus grand que lui. Il tombe à chaque nouvel essai pour le couver. Elle me répond.

Tu m'as laissé tomber.