1.2

Elle est partie tout à l’heure. Cintrée dans son manteau de feutre brun. Elle est partie. J’essayai de la retenir quelques instants. C’est la première fois que je rencontre quelqu’un comme elle.

Elle est partie tout à l’heure. Cintrée dans son manteau de feutre brun. Elle est partie. J’essayai de la retenir quelques instants. C’est la première fois que je rencontre quelqu’un comme elle. Impression permanente de devoir me justifier. Justifier de tout, même ce que je suis, sans pouvoir le faire. Je devrais ne pas vouloir la revoir. Je n’y arrive pas. Plus que pour moi, c’est pour elle que je m’inquiète. Je sais que ça ne durera qu’un temps. Je crois.

Tu sais, je te crois pas!

Mais tu ne crois pas quoi ?

Tout ce que tu dis, je ne crois rien, t’es un beau parleur…

Mais je peux te prouver que je ne mens pas.

C’est pas la peine, je ne te crois pas.

Elle croyait que c’était moi qui en aurait marre. Elle m’a mis au défi de rompre. Quelques minutes… Elle m’annonce, encore une fois, que c’est fini entre nous. Je ne sais pas si je dois la croire. Je n’en ai pas envie. Son odeur me manque déjà. Son silence insupportable aussi. Ses pauses de deux minutes au téléphone qui me font me demander si elle est encore au bout du fil. Comment peut-on faire tant d’efforts pour réduire à néant une histoire d’amour ? J’ai autre chose à penser. Il y a plus urgent. Je l’appelle sous un prétexte bidon juste pour entendre sa voix. Elle a l’air en colère. Pas après moi, mais elle écourte la discussion. Impossible de la joindre depuis.

Assis sur la chaise haute, je regarde fixement l’écran de mon ordinateur. La page de mes comptes est face à moi.

  • 08,00 € : *commission Intervention
  • 16,00 € : *commission Intervention
  • 24,00 € : *frais Prélèvement Impayé
  • 25,25 € : *frais Relance Courrier Impayé
  • 08,00 € : *commission Intervention
  • 08,00 € : *commission Intervention
  • 08,00 € : *commission Intervention
  • 16,00 € : *commission Intervention

Bon, ça fait cent-treize euros et vingt-cinq cent de frais. Pôle emploi c’est vu, ils vont faire un virement dans la semaine. L’entreprise d’intérim pour laquelle je bosse occasionnellement ne paiera sûrement pas ce mois-ci, sinon ça serait déjà tombé. Il me reste un cachet pour un concert, ça fera cent-quatre-vingt quinze euros de plus. Si je retire les frais, ça fait un peu plus de la moitié de la somme.

La conseillère est là pour avoir des résultats. Elle ne veut pas savoir où j’en suis, elle veut savoir quand j’aurai soldé mon découvert. La discussion est polie et courtoise jusqu’au moment où j’évoque les frais.

Vous savez, je sais que je dois de l’argent à la banque. Je vais vous rembourser, mais sans faire de mauvais jeux de mots, ma dette s’est creusée depuis la dernière fois que nous nous sommes vus.

Oui, alors il faut vite solder le découvert, sinon ça sera de pire en pire. Je n’ai pas la main. C’est pas moi qui décide.

Je ne sais pas qui décide mais comme je ne fais pas de dépenses et que je ne touche pas à mon compte, ça serait bien si vous pouviez voir avec la personne qui a la main si elle peut faire quelque chose pour les frais. C’est pas que je manque de bonne volonté mais ma dette augmente plus vite que je ne peux la rembourser. Inexorablement, il manquera de l’argent quand je vais solder. J’aimerais savoir si c’est possible pour vous de me dire si un geste commercial est possible et à quelle hauteur.

Elle raccroche dans la foulée et je réfléchis, impassible, face à l’écran. Je sens mon pouls dans mes tempes. Les dents serrées, je vais pour me faire un café quand le téléphone sonne à nouveau. C’est la personne qui a la main au bout du fil. Elle m’hurle dessus, en me reprochant d’avoir fait des menaces d’impayés à sa subalterne. Incrédule, j’essaye de la raisonner et de la faire revenir à un ton plus civil. En désespoir de cause, je l’informe que je vais raccrocher et m’exécute.

Elle me regarde et me redit, sans croiser mon regard tout ce qu’elle ne croit pas de moi. Elle cherche des défauts. Je sens la litière pour chat et je pue de la gueule.

Il est 18h00 et tu t’es pas lavé les dents ?

Elle sait que je ne peux pas passer une brosse sur mes dents sans pisser le sang. Un vestige de mon passé de fumeur. Je ne réponds pas. J’aspire le jus qui suinte de mes gencives et le crache dans ma main. Une pathétique flaque rouge ornée de bulles brillantes trône en son centre.

J’ai dû me laver les dents au maximum deux fois depuis que nous sommes ensembles. C’est un peu tard pour me le reprocher. Tu sais que je ne peux pas.

Elle détourne le regard.

Tu vois… T’as toujours réponse à tout.

Je la prends dans mes bras tant bien que mal après m’être lavé les mains dans la salle de bain. Je retire mon pull et ma chemise pour passer un tee-shirt propre, espérant que cette odeur de chat que je ne sens pas ne l’incommodera plus.

C’est pas un tee-shirt propre qui va changer quelque chose. Tu prends pas soin de toi, c’est tout. Ça se voit.

Je suis à Bourges. Notre fils a trois mois. C’est la première fois que je sors de chez moi pour aller prendre un verre depuis sa naissance. Je laisse sa maman à la maison. Je rejoins un ami et sa stagiaire à la terrasse d’un café. On passe là une heure ou deux avant que je rentre. De retour chez moi, c’est l’enfer. Elle m’accuse d’avoir une aventure avec une collègue de travail. Je ne peux rien dire, je n’ai rien à dire, inexorablement j’ai tort. Je sais que c’est là que j’ai été sûr que ça ne pourrait pas durer, qu’il faudrait que ça cesse. Que je ne pouvais pas aimer quelqu’un qui me détestait.

Je la regarde qui vapote dans le canapé du salon. Elle me reproche le parti-pris omniscient que j’ai dans mon écriture. Cette place où je décris et commente un monde que je construis de toute pièce, déformé par mon imagination, il reste une représentation du réel.

On sait que tu pars de la réalité, mais cette position est terrible. Tu es terrible.

Remis de mes émotions, j’appelle ma conseillère pour dénouer ce malentendu. C’est la directrice qui décroche. Son ton est sarcastique et cynique :

Allo

Bonjour Monsieur.

Bonjour.

Alors on fait des menaces à ma conseillère de clientèle ?

Hein ? Des menaces de quoi ?

Des menaces de ne pas combler votre découvert si on ne rembourse pas les frais.

Euh... Non, j'ai dit que je pouvais trouver une solution pour combler mon découvert mais que l'accumulation des frais qui représente plus de dix pour cent de mon découvert effectif était un sérieux obstacle à l'apurement de ma dette. J'ai ajouté que ces frais grandissant chaque jour et mon découvert avec, la solution au problème actuel n'était plus réellement entre mes mains, mais entre les vôtres, puisque c'est à vous qu'il appartient de décider d'une rétrocession des frais.

Vous la traitez de menteuse ?

Non, mais si vous continuez à crier comme ça je vais devoir raccrocher.

Vous me menacez, moi aussi ?

Ah non, je vous préviens. J'ajoute que ce n'est pas très professionnel de votre part et que, de plus, ça n'aidera en rien dans la situation qui nous occupe.

Ah d'accord, on est toutes les deux des menteuses. Vous vous rendez compte que vous faites n'importe quoi ?

Vous vous rendez compte que j'appelle mon banquier et que je tombe sur deux adolescentes en mal de reconnaissance ?

Vous vous moquez de moi? Quand on a fait des conneries, on assume !

Je ne me moque pas de vous et je compte bien assumer. Devenir vulgaire n'aide en rien. Je vais vous laisser car je dois faire en sorte de trouver une solution pour combler mon découvert et cette discussion n'aide en rien. Bonne journée Madame.

Non mais ça va pas dans votre tête, je suis pas malpolie !

Pour éviter aux enfants d’employer trop de gros mots, j’ai toujours fait en sorte de leur en apprendre le sens, la signification et le moment opportun pour les employer. Mon ex avait été étonnée de l’efficacité de cette absence d’interdiction, et de la légitimité d’usage qui en découlait.

Ah, voilà le super-papa qui revient. Comment ça se fait que t’aies pas de boulot si t’es vraiment ce que tu prétends ?

Mon dernier anniversaire s’est fêté en l’absence de certains de mes amis les plus chers et de la femme que j’aime. Question de diplomatie, j’essaye d’éviter les conflits, même si j’ai la réputation tenace de les provoquer. Il m’est inconcevable d’être en accord avec quelqu’un qui se fourvoie. Peu importe que je l’aime ou le déteste, il m’est aussi impossible de mentir que de ne pas lui révéler en quoi il s’égare à mes yeux. Certains le vivent bien, d’autres non. Certains le supportent jusqu’au jour où ce sont leurs convictions qui l’emportent et balayent tout. Notre amitié avec. Mon éducation catholique fait que je ne peux m’empêcher de me sentir coupable, responsable, même quand la raison me conforte dans mes actes. Depuis que ma boutique a coulé et avec elle, une bonne partie de ma crédibilité de commerçant – tant pour mes proches que mes relations professionnelles – je n’ai pas réussi à trouver un poste fixe. Depuis octobre – nous sommes déjà en février – j’ai expédié, en moyenne, près de vingt-cinq candidatures par semaine et obtenu seulement trois entretiens. Entre temps, mes droits aux allocations chômages se sont amenuisés.

Il y a dix minutes, un SMS m’annonce que nous avons gagné. Je conserve l’autorité parentale et le juge maintient la résidence alternée. J’en chiale presque et je l’annonce sur mon mur Facebook. Je vérifie. Ni la maman des enfants ni son nouveau copain ne peuvent le voir. Pas envie de passer pour un fanfaron.

Le lendemain, quand elle me dépose les enfants, elle a l’air tout à fait digne. Je sais qu’elle sait mais elle ne pipe pas mot. Après son départ, je l’annonce aux enfants. Ils sont ravis. Au moins, pour les petits, c’est fini.

J’ai dû rencontrer la femme de ma vie près d’une dizaine de fois. Elle n’a jamais eu deux fois le même visage. Jamais eu de coup de foudre pour elle. Elle s’est imposée, progressivement, dans toutes les extensions de ma vie. Deux mois, Deux ans, Dix ans, … J’ai du mal à savoir si ça a réellement de l’importance. Impossible de ne pas apprécier les drames autant que les bonheurs partagés. Dès qu’il y a une nana pas sûre d’elle, c’est moi qui me la paye et je ne peux pas m’en empêcher. C’est pas elles qui ont un problème. C’est moi qui dois aimer ça !

Tu sais que j’écris ?

Non, tu ne m’en as jamais parlé.

J’ai peur que tu me juges.

Tu sais que je n’écris plus ?

Ce que tu écris ça me déprime de le lire.

Je ne veux pas que tu déprimes.

Hier c’était mon anniversaire. Aujourd’hui c’est ma fête. Après quarante minutes d’attente dans le couloir, L’avocate produit de nouvelle pièces. Mon avocat en prend connaissance. Il vient vers moi.

On va devoir renvoyer… Elle produit une plainte et un certificat médical dans lesquels elle t’accuse de l’avoir molestée.

Notre fils est mon premier témoin. Je ne veux pas le mêler à ça, j’ai déjà des attestations de personnes présentes en bas de chez moi quand elle est venue me péter un scandale.

Faudra les joindre au dossier et aussi déposer plainte pour délit de plainte imaginaire.

Le juge nous toise du regard. Ça dure depuis plus d’un an, de renvoi en renvoi. Même si la mauvaise foi de la maman est avérée, il en a plein le dos de notre histoire.

Septembre !

Paf ! Huit mois pour réfléchir. Je me demande comment le grand va gérer la pression permanente que sa mère lui fait subir. Il en a marre de ce bordel.

Tu vas te mettre en colère, mais après notre engueulade de samedi, je pense à l’histoire avec la maman du grand. Je me demande si c’est vrai ce que tu racontes.

Mais j’ai des témoins, des déclarations écrites. Mon fils lui-même était présent !

Un CV long comme mon découvert à la banque. Trois mômes issus de deux unions avec des femmes qui voient en moi l’antéchrist. Pas de boulot fixe depuis plus d’un an. Une addiction aux jeux vidéo aussi tenace que celle qui me lie à la bière. Je ne peux pas tout raconter à l’assistante sociale. Je ne peux pas lui dire à quel point je me suis fait baiser dans mes boulots précédents. Elle veut rencontrer mon fils, ses profs. Elle est inquiète pour lui plus que pour moi. Elle a raison.

Je raconte mes déboires avec la caisse d’épargne et un copain commente :

En fait, t’es grec !

Être la somme d’échecs successifs. Apparaître comme les vestiges d’un mythe depuis longtemps révolu. N’exister qu’à travers le prisme de sa capitalisation financière.

En fait tu galères en permanence. J’en peux plus de te voir comme ça

Oui mais je garde le sourire et je t’emmerde pas avec mes problèmes.

Ça va pas le faire. J’y arriverai pas. C’est mort. »

Il est vingt-trois heures. Je finis mon café froid. Les enfants dorment dans leurs lits, à l’étage. Je repense à mes ex qui me reprochaient de trop souvent leur dire « je t’aime ».

Plus tu le dis et moins ça a de sens.

Moins je le dis et plus tu risques de l’oublier.

Je relis les messages sur mon téléphone avant d’aller dans mon lit pour ma session de Clash of Clans :

Je viens de traverser la ville avec un carton sous le bras. Eh oui, c’est terminé !