1.20
Trois bières, quatre tournées à trois et trois autres à cinq. En ajoutant ses verres et ceux des enfants
« Trois bières, quatre tournées à trois et trois autres à cinq. En ajoutant ses verres et ceux des enfants, ça fait quelque chose… comme sept cinquante plus trente-six plus quarante-cinq et dix. Ah, mais il y a une remise par tranche de dix. Donc ça fait soixante et onze plus sept cinquante plus dix égales quatre-vingt-huit cinquante ».
Le contour de ses yeux est brillant. Luisante et grasse de transpiration, sa paupière est lourde par-dessus la pupille humide. Une larme de déshydratation de son œil humide qui scintille. Il est empli de paillettes. Autant gêné que ravi par le tour qu'a pris la soirée, il me met au défi de partir sur une défaite. Elle a envie de rester. J'ai envie de partir. Le blanc de son œil est jaune. La lumière blafarde n'y est pour rien. C'est son foie, je pense, qui exprime son trop-plein comme il le peut.
Je pense à toi.
Il est un peu plus de vingt-trois heures. Assis en terrasse, je trace la frange d’un plan incertain sur une réserve blanche. Je ne sais pas où se trouve ma règle. Je fais sans. J'écoute la terrasse. Dans mon dos, un groupe discute depuis quelque temps. Ils parlent de discours et politique en général. L'un d'entre eux a été embauché pour écrire ceux d'un ministre fraîchement entré en position. Il est fier et arrogant. Les autres l'encouragent et le provoquent. C'est très convenu. C'est un concours de références littéraires et philosophiques. Ils peinent à trouver le nom de celui qui est, en Amérique, la figure emblématique de l'intellectuel français. Ils n'en savent rien. Ils ne l'ont jamais lu. Ils connaissent juste son nom. Ils l'ont entendu. Celui qui trouve gagne une tournée.
Je les imagine autour de la table, en carré ; ils boivent des monacos ou des cocas. Leur style est uniforme : Jean délavés, repassés., ourlets invisibles au ras des souliers pour les plus tradis ; bas, roulés à rabats de 5 cm et un peu au-dessus de la cheville pour les branchouilles. Chemisette vichy, voire polo sans manche couleur pastel —mais pas fluo— rentré dans le pantalon et sans ceinture : « on est pas des Américains… ». Pour un, fils-de, une bande de cuir fine, sombre et naturelle, fermée par une boucle simple, brillante et dorée, en bronze poli et peut-être même en « H » pour lui. Aux pieds, des bateaux-sans-chaussettes ou des Paraboot et à la limite des Chuck bleues ou blanches et basse, pourries par l'eau de La Baule. Le cheveu peigné et traité. Tous gominés et laqués. La peau parfaite, rasée de près ou alors la barbe épaisse et odorante.
Ça sent quoi une barbe ?
Contrastes dans leur pilosité faciale d'adolescents trentenaires : aucuns n'a de moustache. Tous ont des lunettes de soleil, Wayfarer, qu'ils ne portent pas sur le visage. Accessoire remarquable à la monture de couleur vive, il fait office de serre-tête, de pochette ou de sautoir quand il n'est pas tout simplement à la main pour occuper des doigts trop agités. Ils déboulent d'un clip de campagne des années quatre-vingt-dix entre le RPR et l'UDF, flanqué d'un pull en écharpe sur les épaules, roses s'ils roulent pour le PS. Ils sont propres sur eux. Comme le sont les bons skinheads et les agents commerciaux : « Nets ». L'image mentale que projette leur conversation me terrorise. Angoisse rétrograde.
Regardez toute cette jeunesse.
Elle fait la moue. On reste encore un peu. Assise sur son tabouret elle parle, posée à la mi-comptoir avec son amie. Le barman raconte encore ses souvenirs « d'ancien combattant » de la fac. On sait qu'il est mythomane. En général, on ne dit rien et on supporte plus qu'on écoute. Au bout d'un moment, on se regarde en silence, gênés : on attend qu'il finisse. Il faudrait lui dire de se taire pour qu'il nous serve. Ça peut durer cinq minutes ou une heure et dans ces moments, c'est probablement le pire barman du monde. En général dans cette profession, l'écoute, la bienveillance et la discrétion sont des valeurs cardinales avec évidement des variantes réactionnaires, alcooliques, racistes ou tout simplement bêtes de ces personnages. La personne derrière le bar fait sa clientèle. Son attitude donne le "la" des échanges dans son établissement. Le barman, c'est un poncif populaire du commerce de proximité. C'est l'alter-égo du prêtre en campagne qui sur les places de village s'installe en face de l'église, fait le plein les dimanches à l'heure de la messe et de même à chaque office. Dans une ville universitaire, il est plutôt pseudo-punk quinquagénaire, survivant de licence en sociologie et recalé de l'école de police qui saoule ses clients avec ses mémoires d'antifa de terrasse. On a le barman qu'on mérite.
Bourdieu ?
Foucault ?
Jean-Pierre ?
Ta gueule.
Il me parle et dans le blanc de son œil. Un vaisseau y a éclaté. Rouge foncée au centre et plus rosée sur le côté, cette petite araignée s'étend autour de son iris bleu comme un monstre céleste qui fondrait sur le monde pour le dévorer. Il me dit que je suis beau.
Amour ?
Toujours !
Hop, hop, hop. Ça roule sur la piste et c'est un six un trois et un as. Relance avec le trois qui donne un deux. Relance en fin avec l'as et le deux. Brelan de six. Un copain crie à la sorcellerie et elle remarque que « là, forcément, ça s'est vu ». La piste est teintée d'alcool. Couverte de taches brunes, elle semble appartenir à un animal sauvage élimé dont la robe dorée serait devenue verte par quelques hasards de la biologie. Les trois cubes jaunes à points noirs, prostrés au centre forment un triangle étrange. Les yeux d'une bête terrible, sertis sur une face ronde, me contemplent avec circonspection, en attendant que je commande la nouvelle tournée.
Un, se remémore et explique qu'un jour, ouvrant un livre de cet auteur, il n'a rien compris. Ils rigolent. Il pouffe, fiers de son ignorance. Aucun échange n'a lieu entre ces messieurs. L'idée, c'est de dominer la conversation. Ils sont en compétition ; ne reconnaissent que les vainqueurs. De là, s'ensuit une série d'affirmations unilatérales qu'acquiescent du groupe à l'unisson. C'est bruillant. Difficile de dire qui a la plus grosse. D'ici, on ne voit pas grand-chose.
La vraie intelligence c’est de savoir dire simplement les choses complexes.
Ta gueule et joue !
Un renard, une oie et un ours. Rusé, intelligente et robuste. Malicieux, astucieuse et déterminé. L'image des trois totems tourne dans ma tête alors que mes yeux commencent à s'ouvrir. Le matelas est sorti de sa housse et ma langue touche sa surface rêche. Elle est sèche et collée comme mes lèvres au tissu dont la texture contraste avec celle, lisse, de mes dents. J'essaye de déglutir tout en léchant l'intérieur de ma bouche pour l'hydrater. Cet effort infime est, là, surhumain. La chatte pèse comme une pierre posée sur mon dos. Les côtes fêlées font atrocement mal au réveil. C'est à se demander comment j'arrive à dormir sur le ventre. Je suis en position quasi verticale. Assis sur le rebord du lit, un poids pend sur ma gauche en dessous de mon cœur. Je me sens lourd comme lesté. C'est mon bras, engourdis de l'épaule au biceps, comme confits pendant la nuit et plombé de tout l'alcool non digéré. Ce corps, au réveil, c'est du coton. C'est compliqué.
L'alcool ne me manque pas.
Il est dix-sept heures quarante-deux. Où se trouve mon jury ? Convocation pour dix-sept heures trente et personne n’est là. « C’est en salle cent douze, aujourd’hui ». Sourire figé et casquette sur la tête, j'y vais, la boule au ventre et la mâchoire serrée. Assis devant la porte, je trace quelques lignes. J’attends. Le plafonnier s’éteint. J’hésite. ça marche avec un détecteur de mouvement. Je me relève pour déclencher l'éclairage ? J'attends ? Je me résous, certain qu’il n’y en aura que pour quelques instants. Un jeune homme passe, pressé. C'est surement un étudiant. Sur son chemin, les néons s’allument derrière lui. Il est suivi par la lumière. Il va plus vite que la lumière. Sourire. Je vois à nouveau clair et recommence à dessiner. Extinction. Nouvelle pause. Contemplation. Le même passant à nouveau, dans l'autre sens, aussi pressé, plus rapide que l'éclairage. La lumière s'en va. La porte s’ouvre. On m'invite à entrer. Je me lève. La lumière revient. J'entre.
Le président semble sympathique. Souriant, il m’explique ce qu’on attend de moi dans les minutes qui vont suivre. Tout le monde se présente. Mon tour vient. J’essaye de faire preuve d’humour pour mon entrée en matière. Je sais ce que j’ai à dire, ce que je veux dire. Ce qui sort de ma bouche est autre-chose. C’est clair, net et péremptoire. Très distancié ou artificiel. Ça s'agrège trop fort. C'est monolithique. C'est autoritaire, je crois. Je suis une brute.
Ferme ta gueule.
Il s'agit, maintenant, de ne pas penser. être là, juste là et palabrer. Continuer à perdre son temps et perdre son argent. Ça n'a ni sens ni utilité. Le but, c'est ne pas perdre. Nous ne sommes pas à un paradoxe près. Sourire. Six, cinq et trois. "Forever". C'est un code. "Deux trois claques". Un dialecte. Un signe d'appartenance à la meute. Qu'est-ce que je fous dans cette troupe ? Et, cette larme qui me regarde. C'est parce que ça se termine ? Ce n'est pas de la tristesse. C'est bien la déshydratation. Le moment se pose entre les parfums d'apéritifs et d'humidité. Tout est faux, même les graffiti. C'est une commande. Fait par des potes. L'authentique, ici, c'est l'odeur des toilettes aigres et cette étincelle humide qu'il a au coin de l'œil. Une épiphanie. Un embryon de lumière sensationnel dans ce capharnaüm anesthésié. Un nouveau truc qui n'avait jamais été là avant. Je vais pour payer. Pendant qu'il compte, j'écoute la mélopée des bonus et des réductions.
Ils regardent. Un peu. Ils restent sur les bords, longent les murs. « Ça les intéresse ou pas » ? Une question tombe, comme un reproche. Un jugement. La réponse est défensive, plaidoyer pathétique pour défendre rien. Je n'aime pas faire ça et ça se voit. Ils sont tantôt hypnotisés, tantôt désemparés quand je parle. Je me tourne en ridicule quand j'ouvre la bouche. Ils me reprochent mon caractère. Ils manquent de place. Quoi leur répondre ? Ils ont raison. C'est moi. Quoi que je dise, ce sera exactement ce que je leur donne, avoir, comment je le partage et pourquoi. C'est arbitraire et sans fond. Je lutte pour rester poli et rester, autant que possible, cohérent. Je commence à transpirer. Dans mon dos, le soleil artificiel pour projeter mon ombre. Je parle à contrejour. Mon visage est noir pour eux.
Si c'est positif, c'est bon.
C'est un chantier, un état des lieux. Les choses s'y cherchent. Elles se dessinent à peine. Ça n’est encore que du code. Les prémices d'un processus en devenir. Une pile de calculs. Ça ressemble tout juste à ce que je voudrais que ça devienne. Ça me semble évident.
Ils arrivent devant mes images et me demandent comment ils doivent procéder. Quand la question est posée, ils sont déjà dans tous les sens. Je n'ai plus d'interlocuteurs face à moi quand je réponds. Ce que je dis leur importe peu et je n'avais, de toute façon, pas envie de répondre. On ne peut pas dire que ça commence bien. Je les laisse fouiller le monceau décroché hier des murs de mon bureau entassé aujourd'hui ici. Des bouts de textes, d'images, de croquis, de livres annotés. Mon bordel à moi. Là, où les choses se font, naissent. Au centre, l'ordinateur et les crayons. Un film passe sur l'écran. Coup d'œil furtif, grimaces polies et moue de dégout avant de changer de salle.
Au fond de la pièce, l’ampoule « ultravitalux » brûle la rétine de ceux qui la regardent en face. Elle imprime l’œil en blanc. C'est pour les reptiles, en vivarium. Elle oblige à se détourner. Par réflexe, on fait face aux murs. Là où sont les dessins. Pourquoi toute cette lumière ? Ça agresse, en plus dans les yeux. C'est pour qu'ils tournent la tête. « C'est pour réchauffer les reptiles ». Ils croient voir ce qui est accroché. Je regarde leurs têtes de tortue malvoyantes.
Mal à la tête. Rétrospection. La veille, en attendant que les oiseaux se taisent : Elle me dit qu'elle a fait trois ans de latin à la fac. Trois ans d'études qui ne lui ont servi à rien, dont elle ne pense pas avoir gardé grand-chose. Elle aurait dû faire du bondage et avoir deux ou trois orgasmes mémorables. Il s'étonne que le shibari ne soit pas enseigné à l'université. Elle ajoute qu'on peut apprendre l'allemand en même temps. C'était mélancolique. J'ai pensé aux enfants, sans rien laisser paraître. Une sieste de l'âme. Dire des conneries en boucle jusqu'à la fermeture, voire plus si affinité, pour se reposer. On s’en va, fins intoxiqués. L'état, mon compte en banque. Mon Dieu ! Elle répond que c'est triste. Pensée pour le dessin, l'or, la lumière, l'indéfini. De la poésie égrainée sur fond de blagues grasses et de quatre-cent-vingt-et-un. Silence.
Memento Mori.
Elle est très synthétique comme fille. Je lui demande s’il se souvient de la discussion qu'il avait eue avec elle. Il ne me répond pas. C'était il y a trois ans. J'attends toujours.
La référence au garage était claire. Un espace clos aux murs et au sol de béton brut éclairé par un luminaire de chantier. Seul mobilier, un ampli-guitare qui souffle un bourdon, posé dans l'angle le plus éloigné de l'entrée de la salle. Le son est caverneux. Il a des accents synthétiques. Il structure l’espace et fait masse. L'ampoule de lampe à bronzer est posée à côté de l'ampli. Tournée en direction de l’entrée, elle éclaire de façon diffuse les dessins accrochés au mur et violemment celui qui pénètre l'espace. La clarté vient du sol lisse qui reflète son éclat sur les murs. Plus à gauche, un agrandissement photographique d'un mètre de haut sur presque deux de large. Un paysage de lignes noires horizontales. En réponse, sur le mur opposé, une image du même genre et dimension donne à voir au format italien un agrégat de traits en diagonale.
Ils sont partis et je regrette. « Professionnel », j'aurais dû jouer le jeu. Tout est démonté en quelques minutes. « C’est en salle cent douze, toujours ». Assis avec mon petit caddie et mon enceinte, sur le banc, face à la porte. « Les résultats sont prévus pour dix-neuf heures quarante-cinq ». La porte s’ouvre. Vingt heures. Nous attendons. À chaque sortie, quelques commentaires sur la réaction au verdict. À chaque entrée, des encouragements pour le suivant. Cinq minutes, chacun, pour recevoir un commentaire et une décision. C'est évidemment moi le dernier avec un nom pareil.
J’entre. Je l’ai.
Au moins, je l’ai eu.
Il est seul, à cinq centimètres de l'image qu'il regarde de biais pour apprécier le micro relief des sillons noirs tracés sur le papier. Il approche sa main pour toucher. Son visage porte un sourire de satisfaction. Je ne dis rien. C'est reparti.