1.3

Il me regarde dans l’encadrement de la porte et me dit, en faisant la moue, que ça ne s’est pas mal passé mais qu’il pense que ça va sauter.

Il me regarde dans l’encadrement de la porte et me dit, en faisant la moue, que ça ne s’est pas mal passé mais qu’il pense que ça va sauter.

Qu’est-ce qui va sauter ?

La résidence alternée.

Ma fille est près de moi, elle tient nos trottinettes. Elle le regarde, elle me regarde, fronce les sourcils et ne dit pas un mot. Nous reprenons l’ascenseur en silence. J’appelle une amie sur le chemin. Il pleut et ça patine lentement. Ce sont mes revenus et la chance qui feront la différence. Ça fait plus d’un an que je fais en sorte de ne pas dire de mal. Rester distancié et seulement sur les faits. Mes enfants sont-ils bien ? Est-ce que je fais tout ce que je peux pour eux avec les moyens que j’ai ? L’enquête sociale a conclu que je n’étais pas déficient dans mon rôle de père. Je ne gagne juste pas assez et surtout pas plus qu’elle. En fait ce n’est pas le foyer qui est pris en compte. Elle gagne moins bien sa vie que moi d’un point de vue légal. C’est cinquante-cinquante … Bilan en janvier.

En sortant de surveillance, je suis rentré chez moi. J’ai préparé ma soirée en appelant deux trois amis ; fait une sieste ; me suis fait à manger. Sur les coups de vingt heures quinze, je suis allé prendre une bière en terrasse, lisant un petit essai en attendant les copains pour la soirée du vendredi. Mon téléphone a sonné au moment où j’ai bu ma première gorgée de bière.

Tu es parti du théâtre tout de suite après le spectacle et tu n’as pas eu le temps de faire un bisou à ta grande, c’est ça ?

J’avais complètement zappé le spectacle. La discussion continue, je ne sais pas quoi dire à ma fille qui est déçue mais croit au mensonge. Elle me repasse sa mère.

Merci de me l’avoir passée, mais il ne faut pas lui mentir.

Je suis resté hébété quelques minutes, regardant les pages de mon livre et la note que j’avais commencé à prendre sur l’écran de mon téléphone.

Vous arrivez à lire comme ça ?

Oui.

Vous lisez pour le plaisir ou pour autre chose ?

Les deux. Pour lire surtout.

Mon voisin de table avait interrompu mon égarement par ses questions. Je n’avais pas envie de parler. J’étais bien, routinier, détendu. Je l’ai oublié. Un peu plus tard, les amis sont arrivés les uns après les autres. Une d’entre eux me dit :

T’es pas mort ! Pour toi c’est un acte manqué. Ça passera.

La sensation de glissade sur les trottoirs est grisante et perturbante. La crainte de chute sous la pluie est aussi puissante que le plaisir provoqué par les dérapages. Ma fille manque d’assurance et piaille. Elle veut un donut mais je n’ai pas d’argent sur moi. Elle éprouve l’écart entre sa mère et moi. Elle est partie, avec le petit, chez le médecin et moi, avec la grande, chez l’avocat. Je regrette de ne pas pouvoir accompagner leur mère chez le médecin car je dois apporter des documents pour le tribunal. Son frère a eu un donut glacé à la vanille. La petite est avec moi qui n’ai pas un rond en poche. En dépit de ça, elle patine avec moi, grince mais garde le sourire.

Je découpe en gros cubes quatre pommes de terre et débite en rondelles autant de carottes quand on sonne en bas. La grande va ouvrir. Sa mère monte et, pour la première fois en six mois, je l’autorise à entrer. Je plonge les légumes dans le bouillon alors qu’elle commence à me relater son entretien avec le médecin. Je ne dois pas écouter ses inflexions de voix, ses accents qui me rendent furieux ou me dépriment. Elle sait que je fais un effort, mais sait-elle que je ne capitule pas ? Sait-elle que notre fille sait qu’elle a presque réussi et presque perdu ? Que l’équilibre est précaire ? Elle ne réalise pas que son seul atout n’est pas elle. Que sa qualité de mère n’est pas plus en jeu que ma qualité de père. La seule chose qui compte c’est le bruit qu’elle a fait et l’image de stabilité financière qu’elle peut donner pour le moment. Je parle un peu avec elle et me rends compte qu’elle ne sait même pas ce que disent les déclarations qu’elle a produites. Elle ne se rend même pas compte que la seule chose qu’il reste finalement, c’est qu’elle ne veut pas que je prenne part à l’éducation de nos enfants. Ils sont à trois mètres. Ils ne comprennent pas tous les mots que nous échangeons mais ils ne nous dérangent pas. Ils savent très bien ce qui se passe. Elle ne sait pas qu’elle est en sursis. Si son couple clashe ? La tendance s’inverse … Elle a toujours été joueuse. Je n’aime pas voir mes enfants comme un enjeu. Je parle dans le vide.

J’ai rencontré quelqu’un. C’est une relation étrange. Pas amoureuse, pas amicale. Un truc unilatéral où un écoute et l’autre parle. Quand celui qui est censé écouter parle, l’autre boude. Elle me rappelle une de mes histoires courtes. Une histoire en forme d’orange. Tout y était bien enveloppé, bien fragmenté, rangé, organisé. Rien ne devait dépasser. Ça avait commencé par un bref échange de SMS :

Non mais t’as vu ton âge ? T’es un bébé… Que veux-tu qu’on fasse ensemble ?

Un bébé avec des boobs !

L'orgueil blessé. Est-ce que c’est ça ? Elle m’appelle. Je termine mon verre. J’ai du mal à y croire.

Tu me dis si tu veux qu’on se voie ce soir ?

J’ai plusieurs trucs de prévus.

Je sais. J’étais là quand tu as pris tes rendez-vous.

Ah oui !

Il est un peu plus de vingt-trois heures. Un de ses rendez-vous s’est libéré. J’ai reçu un message qui me l’annonçait sans me dire qu’elle venait dans le même café que moi. Depuis son arrivée, plusieurs personnes se sont jointes à eux. Les mouvements de foule et l’attrait de la petite terrasse les a menés jusqu’à la table mitoyenne de la mienne. Je n’entends pas leur discussion mais elle attire deux trois fois mon attention, joue avec ma casquette, s’adosse légèrement contre moi. On se croise devant les toilettes. On discute. Je me souviens.

J’en peux plus, je chiale toute seule dans les toilettes.

Viens, je suis en terrasse.

Non, je vais dormir.

Je prends mon verre sur le bar et rejoins ma table. Je sens son odeur. Elle m’avait prêté sa veste parce qu’elle ne voulait pas quitter la terrasse même s’il faisait froid. J’avais dormi seul mais avec son odeur. C’est étrange. Le lendemain, elle était toujours là sur mes vêtements de la veille. Je l’appelle, je lui dis.

Tu veux dire que je pue ?

Non…

Je crois qu’il va falloir qu’on arrête de se voir. On vient de se parler. Peu. Je ne lâche rien. Elle inverse les rôles. Ça l’aide sûrement à dormir. Je ne sais pas. Elle veut savoir ce qui ne va pas, ce qui fait que je ne veux plus qu’on se voie. Elle n’aime pas la réponse. Je crois que les gens qui s’aiment se prennent dans les bras et se disent que ça va aller. Je crois qu’ils se font confiance. Je crois qu’elle n’a ni confiance en moi, ni confiance en elle. Je pense que je n’ai plus confiance en elle. Je ne suis ni méchant ni gentil. Elle m’insulte. Elle est triste. Je l’invite à passer me voir ou m’appeler plus tard. J’aimerais qu’elle prenne de la distance, comprenne que si sa position est légitime, la mienne l’est aussi.

Demande-toi ce que ça m’a fait; ce que je me suis dit; le nombre de questions que ça m’a amené à me poser…

Adieu. Je fais le ménage dans ma vie et tu n’en feras pas partie.

Bon. Ok.

Je sors faire des courses. Une femme devant moi offre à un clochard un sac :

Il y a des croquettes pour le chien et de quoi manger pour vous.

Plaisir d’offrir. Joie de recevoir.