1.4

C’est une journée de merde. Un jeudi. L’ambiance est bonne mais on sait tous que le mois de novembre sera médiocre. À dix-huit heures trente, le chef d’équipe nous impose le retour à l’agence.

C’est une journée de merde. Un jeudi. L’ambiance est bonne mais on sait tous que le mois de novembre sera médiocre. À dix-huit heures trente, le chef d’équipe nous impose le retour à l’agence.

Mon chat était déjà trouillard quand on l’a adopté. Nous mettions cela sur le compte de son âge. Puis nous nous sommes rendu compte qu’il était sourd. Ensuite, il s’est avéré que son comportement social était celui d’un animal qui avait été battu. Cet été, ses coussinets avaient enflé, ses yeux étaient attaqués par une conjonctivite sévère. Il allait mal. Le vétérinaire avait conclu à une infection bénigne qu'il avait fallu traiter aux antibiotiques et au collyre pendant un mois. Ces jours-ci, il pousse de petits cris aigus quand il va dans sa caisse. J’ai trouvé des gouttes de sang dans l'entrée. J’ai d’abord cru à une dispute avec ma chatte. Samedi matin, j'ai découvert une petite tache d'urine sur le parquet stratifié. Quelques gouttes de sang irisaient la flaque jaune. Je ne supporte pas l'odeur de la pisse de chat.

Nous sommes quatre, assis nonchalamment, en silence, autour de la salle de réunion, dans le bureau de direction. C’est une pièce exiguë de dix mètres carrés jonchés de prospectus et d’emballages. Tout le matériel d’un bon agent commercial. La lumière est jaunâtre. Ça sent la transpiration, la machine à café et les fournitures de bureau. J’ai envie de me barrer. Le directeur entre dans la pièce. Il porte le même costume que le jour de mon entretien d’embauche. Il a une mine sombre. Il en fait des tonnes pour montrer son agacement ; fait semblant de lire une liste de chiffres imprimés sur une feuille qu’il a en main. Il fait une pause sur le seuil, relève la tête et force un sourire faux qui laisse voir ses dents et tourne son regard dans notre direction. Je me demande quelles inepties il va nous sortir. Ma confiance en lui est proportionnelle à sa crédibilité, qui est indexée sur son talent d’acteur.

Je voulais une femelle. Le mâle est arrivé après. Il est très propre. Elle a été mal sevrée et pisse n’importe où. Surtout dans mon lit quand elle est contrariée. Ça prend des heures de laver la couette et les draps dans ma machine à laver qui va rendre l’âme incessamment sous peu et ne vidange après l’essorage que si elle en a l’envie.

Mais qu'est-ce qui se passe?

J’aurais dû partir ce matin avec mon équipe. Ils étaient à Bourges et ont passablement bien travaillé. Il m’a imposé de changer de groupe sans raison réelle. J’aurais bien voulu faire un peu de chiffre mais je n’avais pas envie de revoir cette ville. Un bien pour un mal.

Vous avez fait zéro?

Un de mes collègues esquisse une théorie. Il évoque son expérience des derniers jours, sa démotivation et son binôme avec le « chef » qui lui aurait redonné la pêche.

Voilà ! C'est ça, vous êtes démotivés.

En apparence, j’écoute avec attention son argumentation, ses remarques, ses conseils. Il est complètement à l'ouest. Ses équipes s’épuisent et s'acharnent sur des secteurs qui ont marché. Elles y reviennent indéfiniment sans se renouveler. Les horizons sont limités par l'expérience des autres.

Pourquoi aller chercher plus loin puisque ça marche encore ?...

C’est l’analyse d’expert que m’avait opposé notre coordinateur quand je lui faisais remarquer qu’on se prenait de plus en plus de vestes. Maintenant ça ne marche plus. La direction est en train de nous faire culpabiliser de ne rien trouver alors qu’on prospecte un gisement éteint. Les responsables d'équipe sont lâchés dans la nature, sans soutien, sans formation, et les prospecteurs suivent. La direction-même ne sait pas quoi faire à part parler. La preuve vers dix-neuf heures quarante-cinq.

Bon, demain, vous allez tous à Bourges. Ça a marché pour l'équipe A. Demain, vous allez tout arracher.

Je n'ai toujours pas ouvert la bouche.

Départ 8h30 pour tout le monde !

Non. J'ai mes enfants. Il est impossible que je sois présent.

Vous resterez sur Tours.

Il me regarde avec sa tête de licenciement économique. Je continue à faire mine de rien. Je regarde le mur derrière lui, comme s’il était transparent. Rester sur Tours ou rester chez moi, c’est du pareil au même… Toute la ville a été parcourue de fond en comble.

Hier, il était là, devant moi, ne pouvant pas se retenir de pisser par terre. Il y a trois mois, je pouvais lui payer des soins, mais là non, même s’il est assez certain qu’il a une infection urinaire et peut-être même un calcul. Il va falloir le traiter avec un antibiotique pour bébé. La priorité c’est remplir le frigo. On va traquer les flaques d’urine et les gouttes de sang en prenant soin du favori des enfants.

Vendredi, j’ai terminé de regarder la seconde saison d’une série américaine dont j’avais oublié l’intrigue. Je me suis aussi beaucoup interrogé sur la forme à donner à ce texte. Je cherche, en même temps que j’écris, un moyen de quitter ce taf de merde. J'ai dépensé plus en frais que je n'ai gagné en dix jours. L’écart se creusera sûrement car mes contrats ne seront sûrement pas tous validés. Je prépare dans ma tête une lettre argumentée et claire pour poser les raisons de ma démission. Ma lettre de motivation inversée. Je pose tous les arguments ; le pour et le contre, tout ce que je pourrais dire, ce que je voudrais dire en partant. Finalement, lundi, je conduis mes enfants à l’école. Sur le chemin, je compose un message pour mon chef d’équipe.

Je ne viendrai pas aujourd'hui. Le taf n'est pas rentable. Je vais prévenir le boss dans la foulée.

Pas de réponse. J’écris au directeur.

Je vais mettre fin à la période d'essai à compter d'aujourd'hui. Je vous renouvellerai ce souhait par courrier dans la semaine. Je vous restituerai mon matériel en repassant à l'agence pour récupérer les documents de fin de contrat. Je vous invite à me proposer un RDV qui vous convient pour cette conclusion.

Pas de réponse.

La mère des petits n’a pas l’air dans son assiette. Je m'inquiète. Je pense à une amie qui est en Corée depuis ce matin. Je suis au bar, en bas de chez moi. Il est vingt-deux heures cinquante-cinq. Mon carnet est près de moi. J'ai un dessin à finir.