1.5

C'est l'histoire d'un acouphène qui résonne en phase avec le bip du réveil. Un bruit fantôme, hérité d'une gifle sur mon oreille le jour où le cochon d'Inde de ma sœur est mort d'une insolation.

C'est l'histoire d'un acouphène qui résonne en phase avec le bip du réveil. Un bruit fantôme, hérité d'une gifle sur mon oreille le jour où le cochon d'Inde de ma sœur est mort d'une insolation. La même oreille qui avait reçu une gifle parce que je ne savais pas dessiner. L’autre oreille qui était tournée vers l'ampli quand il a serré. Ces oreilles qui avaient subi vingt et une paracentèses et quelques poses de diabolo. C'est l'histoire d'un son fondamental, d'un bruit organique qui ne s'entend que si on l'écoute et que le silence attire.

Je veux que ça me corresponde. Je veux que ce soit exhaustif. Je veux que ce soit évident. Je veux que ce soit complexe.

Aujourd'hui, dans la salle de repas, la télévision diffuse les infos. Une collègue d'une quarantaine d'années s'égosille, le poing levé, face à l'écran.

Mais c'est toujours les mêmes. Y'a pas qu'eux qui sont victimes d'injustices. J'aimerais qu'on nous dise combien de blancs sont victimes des violences policières par rapport aux noirs...

Silence. Nous l'avons tous vue. Nous l'avons tous entendue. Nous n'avons rien dit. Le journal continue. Plus que son propos, c'est son désir qu'on lui "dise" – et pas de "savoir" – qui attire mon attention. Un instant, j'ai envie de lui donner la page de statistiques qui est sous mes yeux. Mais je me tais et je pense à ce rapport servile vis-à-vis des médias. Cet étrange désir d'être instruit, ce clientélisme, cet appel du maître. Elle exige le totalitarisme et l'arbitraire. Demander des réponses sans poser de questions. Appeler le dictat. Elle mange son burger acheté chez Quick, grimaçant et trépignant. C'est épidermique.

Ce qui est complexe est évident. Le chaos n’est pas ambigu. C’est un état de l’ordre que je considère comme sa finalité organique. Toute organisation n’est intelligible qu’en surface, en apparence. La mécanique de l’univers, de l’infiniment petit à l’infiniment grand, dévoile une complexité corollaire de la connaissance que j’en ai. L’espace que je perçois comme ordonné en apparence, la réalité que j’éprouve empiriquement comme stable et connue est en fait le théâtre d’actions et de mécanismes étranges.

C’est le premier jour de ma deuxième semaine active. Je viens de déposer les enfants à l’école et j’ai du mal à me faire à ce nouveau rythme. J'avais oublié les contraintes du salariat. Le temps pour moi me manque et le temps pour les autres aussi. Il est de plus en plus difficile de faire preuve de patience et de discernement face aux petits soucis du quotidien. La vie est globalement plus contrastée et pour un tempérament comme le mien, les limites sont acérées et leur rencontre douloureuse.

Elle est très à l’écoute mais a du mal quand il faut garder son calme quand la pression sort. Les événements, les gens, les sujets de discussion sont formidables ou insipides et glissent d’un extrême à l’autre. Je deviens influençable et manque de discernement. En particulier avec mes sentiments. Je m’emballe, je me laisse aller plus facilement que je ne le ferais si je dormais plus et mieux. J'ai envie de sortir boire un verre. Je voudrais qu'on parle pendant des heures et qu'on oublie qu'on y retourne demain. Je m'endors devant l'ordinateur en lisant le fil de l'actualité. Je suis dépassé.

J’écris beaucoup moins et je ne dessine pas non plus. Si l’un me manque, l’autre ne me fait pas envie. Les discussions que j’ai eues avec mes copines à ce sujet m’ont profondément fait reconsidérer le corpus de ces chroniques sous un angle nouveau. Même si j’ai insisté lourdement sur le sens et la légitimité de la forme que je donne à ces fictions, il est important qu’elles demeurent sur le fil du voyeurisme. Je ne conçois pas de changer les noms des acteurs. Même si ce que je raconte n’est pas arrivé. Tout est faux. Tout est question de point de vue. Mais il est certain qu’il est nécessaire, qu’il faudra, que j’ adoucisse un certain nombre de traits des portraits que j’ai taillés, pour ne pas les faire basculer dans des caricatures malsaines.

Il est facile de confondre l’auto-fiction avec un journal intime. Simplifions. Il n'y aura plus que "Je".

Deux emplois est la seule chose qui me sauve. Les journées sont très moyennes en ce moment et je gagne à peine de quoi rembourser mon repas du midi. C’est assez déprimant mais je crois que c’est un métier où l’on gagne de plus en plus avec le temps. À moi de rester motivé. Noël approche et j’ai envie de faire plaisir aux petits. Je ne sais pas encore ce qu’ils veulent vraiment et quand leur mère m’en parle, je suis bien en peine de lui répondre. À part ma fille qui veut le dernier Pokémon.

Tout est flou. Hier j’ai pu manger avec les enfants, à table.

Le téléphone sonne. Je ne comprends pas l’intérêt de cet appel. Sûrement qu'il en a pour elle mais je n’ai pas envie d’entendre ce qu’elle me dit. Je le sais déjà, elle me l’a déjà dit. J’expérimente ce qu’on subit quand je rabâche trois fois d’affilée un de mes psychodrames. J'essaie d’être patient mais elle se rend bien compte que je n’en peux plus. Je m’en veux de lui avoir presque raccroché au nez. Je comprends qu’on ait besoin de dire certaines choses pour soi-même et pas pour les autres. Quelques lignes sur messagerie me paraissent être la meilleure clôture possible. Elle répond quelques instant plus tard. Une paraphrase de mon propre message. Rien de grave. Je l’envoie chier, vraiment trop fatigué. Plus rien n’est compris. Plus rien n’est simple. Je couche les petits et vais voir ma chatte qui m’attend dans mon lit.

Le lendemain matin, il est sept heures, le réveil sonne. J’ai la tête posée sur le clavier.

Cette complexité m'échappe. La science et les techniques me permettent d’avoir une conscience mythologique de l’infiniment petit et de l’infiniment grand mais je n’éprouve pas ces mystères. Je n’éprouve pas le vide entre et dans les atomes de ma chair. Je ne les intuitionne même pas. Je ne sais que spéculer sur l’influence macroscopique de la masse des trous noirs sur le temps et l’univers.

Aujourd'hui, nous irons à Châtellerault. Le chef n'est pas là ce matin et j’apprends que "la fille" est restée dans son lit hier. Un autre des nouveaux ne viendra plus. Un collègue nous fait voir sa lettre de démission. Trois lignes manuscrites difficilement lisibles se tassent sur le quart supérieur d'une feuille de papier machine froissée. Hier, pendant la prospection, au moment de faire le point, elle était au Quick en train de casser la croûte. D'après notre chef d'équipe, elle s'y est reprise à deux fois pour rédiger sa lettre. Cette version est bourrée de fautes et le français y est péniblement reconnaissable. On comprend le sens général.

C'est rarement de la littérature... On est pas embauché pour nos talents de poètes.

On décollera tard, vers dix heures. Ce sera une journée continue. On révise nos argumentaires, l'accroche, deux ou trois mots clefs. La journée d'hier était minable. Tout le monde veut faire mieux. On mange dans une boulangerie de centre commercial. Chacun son sandwich, son soda, son dessert. J'ai choisi un Seven Up, parfum mojito. C'est immonde. Je suis plus détendu que les autres jours, mais je me sens de plus en plus dans le groupe et hors du groupe. Impossible d'échanger et d'exister dans l'équipe autrement que comme un vendeur. Le protocole d'échange est très simple à saisir. Toute discussion doit tourner autour de trois sujets qui sont le job, les nanas qui passent et enfin, leur cul. Les digressions sont permises mais elles doivent systématiquement avoir un lien avec un des trois sujets précédents ou combler un besoin manifesté par un des participants à la conversation.

Quelqu’un a l'heure ?

11H45.

Putain! Faut qu'on se magne. On rentre pas à 23H00. Je nique ce soir !

Presque tout ce qui a des seins, moins de quarante ans et pèse moins de cinquante kilos est l'objet de réflexions. Le plus souvent, ça reste dans la voiture. Ça ne donne lieu à aucun débat ou discussion. Parfois, c'est l'avalanche. La plastique et les positions sexuelles dans lesquelles l'objet serait le plus utile sont exposées et commentées. Plus rarement, ça tourne au sketch de drague agressive. C'est violent. C'est inutile. La voiture s’arrête au milieu de la chaussée. Un collègue la quitte pour accoster une passante. Quelques tours de rond-point pour bien passer près de cette charmante personne qui marche sur le trottoir. Une vitre qui se baisse pour complimenter une cycliste sur son pare-chocs et son muscle postérieur…

Je ne comprends pas ces personnes. Je ne comprends pas ce qu'ils font. C'est douloureux. C'est pénible. J'ai la nausée et un sourire figé. Posé au milieu de la banquette arrière de la deux-cent-cinq. Crispé sur mon téléphone, j'essaye de me concentrer sur un article de prospective technologique.

Les oppositions les plus récurrentes sont rattachées et discutées. Chacun y va de sa réponse personnelle. On dérive sur l'évocation des événements exceptionnels. Ces jours où un client aurait été plus loin que les autres pendant un conseil. Ces malades qui disent n'importe quoi parfois. J'en ai déjà vu pas mal qui disent non, sans savoir de quoi on va leur parler. Ces gens qui ne savent même pas qui leur parle et pourtant prétendent le contraire. La discussion tourne au concours de branlette. C'est à celui qui sortira l’anecdote la plus croustillante, la plus surréaliste. On est passé de l'évocation de souvenirs anthologiques aux contes mythologiques.

Je veux pouvoir révéler le mythe sans le briser, l’exposer. Ça n’a pas de sens et pourtant ça a un ordre complexe, informe et hiérarchiquement paradoxal. Comme mes dessins, qui décrivent des espaces intimes et improbables qui n’ont de sens que si on veut bien leur en donner. C’est une volonté qui s’exprime dans ce constat. Une quête sociale. Un besoin de domestiquer. Quand je démonte une réalité et que je l’étale et la développe ou la compresse à outrance, je lui donne une densité différente. Elle a un poids, une nature, une consistance unique qui échappe aux codes de la perception.

Midi, je suis sur mon secteur. Deux rues et environ trois cents portes. Elles forment deux anneaux avec des ramifications étranges qui m’empêchent de me faire une idée mentale de la topographie du quartier. Je sais juste que tout est construit autour d'un îlot central. Je vais commencer par l’extérieur et je ferais l’intérieur plus tard. Avant quatorze heure, j'ai signé deux contrats. Les premiers n'ont pas leur nouvel échéancier et n'ont pas encore de facture. Ils m'enverront les documents manquants pour compléter leur dossier. Mais je commence à comprendre ce qui est notre pire ennemi. L'indécision. Les gens sont intéressés par le fait de faire des économies, mais ont du mal à croire que la procédure soit aussi simple et rapide. Ils cherchent tous un ours là ou il n’y en a pas. Les gens ont l'habitude de se faire berner en permanence. Ils sont paranoïaques mais savent que ça ne suffit pas. La méfiance pourrait leur faire rater une occasion comme les prémunir d'un escroc. Ils consomment comme ils jouent au loto. Au hasard mais avec leur martingale. Leur jugement critique et les constats factuels ne suffisent pas. Ils ont besoin d'être convaincus. En plus, il y a Internet. Les commentaires sur les forums sont écrits principalement par des commerciaux des marques concurrentes. Mon second contrat intervient par-dessus celui d'un autre vendeur qui n'a pas remarqué un impayé de mille euros. Le transfert a été bloqué. Ils me complimentent sur la qualité de mon explication.

Comment peut-on avoir un impayé de mille euros de gaz ?

En faisant à manger et en se chauffant alors qu'on gagne un SMIC pour quatre.

Ne pas parler de ce que je ne maîtrise pas et encore moins mentir. Toujours rester simple et facile à comprendre. Plus pédagogue que vendeur mais surtout pas paternaliste. N'employer que des phrases positives. Faire en sorte que non soit toujours une réponse sans cohérence avec ma question. C'est de plus en plus dur avec le temps. Depuis quatorze heure, les portes ne s'ouvrent même plus. Mon meilleur ami est mon téléphone. Je photographie les paysages les plus glauques que je trouve et suit l'activité de mes contacts. La batterie fond à vue d’œil et je commence à m'emmerder sévèrement quand la porte de mon troisième client s'ouvre vers dix-sept heures trente. Je vais pouvoir me réchauffer et, avec un peu de chance, me faire offrir un café.

L’être social que je suis veut donner du sens à ce chaos. L’auteur veut explorer la sensation induite par ce renversement des valeurs : La dimension érotique du monde. Une chose structure tout autant le réel par sa présence que par son absence. Les relations de causalité ne sont pas linéaires. La cause et l’effet ne sont que des perspectives de constat : un point de vue sur le monde. La relation n’existe que parce qu’elle est envisagée. Que se passe-t-il si je change de perspective et que je transforme les échelles, pour voir les choses dans une autre lumière et exposer le bruit qui fait la musique ?

On est à la bourre. J'ai appelé plusieurs fois le collège pour prévenir de mon retard à la réunion parents-professeurs. Quand j'arrive vers vingt heure vingt, cinq minutes en retard, la mère de mon grand est déjà dans le couloir. Elle me parle à peine. Elle n'a pas de rendez-vous mais a rencontré la majorité des professeurs. On évoque la première colle de notre fils. Un courrier nous l'a annoncée ce matin. Elle m'explique que la prof colle régulièrement quelqu'un de façon arbitraire... Il avait donné une version totalement différente quand j'en ai parlé avec lui.

La prof d'histoire sort sur le palier de sa salle. Elle énumère machinalement trois prénoms. Celui de mon fils est le premier. Je me manifeste. L'enseignante m'invite à entrer. Malaise. Sa mère ne veut pas entrer avec moi. Elle a attendu plus de vingt minutes avant mon arrivée et cela fait dix minutes que nous parlons pour faire semblant de partager quelque chose. Elle ne veut pas croiser mon regard. Elle semble furieuse. Elle refuse de passer avant moi. J'entre, gêné. Je me sens coupable. L'entretien commence et dure. L'enseignante s'excuse d'avoir prévenu seulement la mère de mon fils d'un souci mineur survenu dans la semaine. Je la rassure, mais elle insiste. En fait, ils préviennent systématiquement le premier parent par ordre alphabétique. Elle est excusée mais nous parlons de la situation globale, de la vie d'un élève, de l’évolution du contexte et de l'impact que cela a sur son parcours scolaire. Quand je sors d'entretien, mon ex est partie.

Demain nous serons sur Tours. Je n'ai presque pas dessiné depuis quarante-huit heures.

Je fais des lignes, je fais des droites, je fais des vagues. Je suis très près de mon support. À quelques centimètres. Ça vibre. J'entends la pointe du stylo crisser sur le papier. J’écoute ce son. J’oublie l’image que je suis en train de faire. Je contemple ce qui se passe. Je joue avec. Je profite. Ça peut durer des heures ou seulement quelques instants. Je sens la vibration passer du stylo à mes doigts, à ma main, à mon corps, à mon oreille. La vue et l'ouïe sont connectées dans le faire. J’entends l’image. Je l’écoute, je la décris. Sur le gesso, le son est amplifié, comme compressé aussi. Les tonalités graves sont plus présentes, plus puissantes. Ces accents sont sensibles dans ma main, et remontent simultanément par le son et la vibration que je ressens. Je me sens comme le bras d’un tourne-disque. Ma ligne est mon sillon. Je suis en train de lire le support. Mon trait ne décrit rien de visible ou de connu. Je découvre la page blanche comme un espace à éprouver, à ressentir. Mon dessin est un récit de cette expérience génuine. J’aime disparaître dans ce que je fais.

Ça me manque.