1.7
Six heures du matin. Il fait trop chaud pour dormir. La chatte est près de moi, allongée de tout son long elle me regarde fixement.
Quand tu dis du mal des gens, ça les met en colère. Quand on dit du mal de toi ça les fait rigoler.
C'est criminel de laisser les gens dire n'importe quoi en public.
Tu sais que tu vas passer pour un connard.
Si ça peut servir à quelqu'un …
Six heures du matin. Il fait trop chaud pour dormir. La chatte est près de moi, allongée de tout son long elle me regarde fixement. Son pote arrive en ronronnant. Il veut manger. Il n'en a rien à faire que j'aie dormi à peine quatre heures. L'autre se lève et le tabasse puis prend sa place et réclame à son tour. Elle tourne et retourne son museau, le frottant contre mon visage. Elle colle son nez humide sur mon front et presse de tout son poids en inclinant la tête du côté droit. Elle dérape et son oreille effleure mon œil tandis que le reste de son abdomen me caresse le visage, jusqu'à son épaule. Je suis en nage et ses poils collent à mon visage. Cette sensation habituellement agréable couplée à un léger mal de tête rend la situation insupportable. Je sais que je ne vais pas me rendormir. L'air semble solide même si la fenêtre est ouverte. Je sens l'air qui circule dans la pièce et me caresse le dos. Je suis sur les draps. Elle monte sur mon dos, pour essayer une autre tactique. Elle lèche mon oreille et je sens sa langue râpeuse sur le pavillon.
Elle avait laissé une boucle d'oreille quelque part dans ma chambre. Je l'ai trouvée presque un an après notre séparation et rangée dans une petite boîte. La boîte était dans un placard avec plusieurs autres petites boîtes. Dans l’une, les boutons de manchettes que m'avait offerts la mère des petits. Dans une autre mon alliance et la bague en argent que la mère du grand m'avait offertes. Sertie de motifs celtiques à l'origine, elle n'a plus ni forme ni décor distincts. Il y a dans sa boîte une autre boucle et une bague singulière. Une fleur séchée en cabochon sur fond rouge montée sur un anneau en bronze. La fleur séchée est morte depuis si longtemps qu'elle est noire et impossible à identifier. Je ne sais pas comment cet objet est arrivé en ma possession. Il n'est pas à ma fille et je ne me souviens pas l'avoir jamais vu au doigt de qui que ce soit. Il a quelque chose de tragique et de dérisoire qui le rend singulier. Je l'ai mis là dans l'espoir de m'en souvenir. L'autre boucle, je l'ai trouvée un jour, prise dans les mailles d'un pull. Ce n'est pas vraiment une boucle mais un brillant sur une monture en argent d’où part une courte chaîne métallique au bout de laquelle pend une perle de verre de Murano bleue et opalescente. Sa boucle à elle est une perle de culture, bien ronde. Elle la portait sans la paire. Un petit détail posé en haut de son oreille à travers un trou percé sous le cartilage.
Cette langue râpeuse et cette odeur de croquette sont presque aussi désagréables que les griffes qui labourent mon épaule et mes lombaires. Elle n'est pas lourde mais le contact de ses ongles sur ma peau m'est insupportable. Je marmonne un grognement. Elle descend de mon dos pour se positionner devant mon visage en un mouvement rapide. Assise sur ses antérieurs elle penche sa petite tête noire vers moi, fixant mon seul œil ouvert à l'affût d'un indice qui confirmerait que l'heure du repas a sonné. J'ouvre l'autre œil dans l'oreiller et m'assois en lotus dans le lit. Sur la gauche, mon téléphone indique six heures vingt-cinq. Rien de prévu avant neuf heures. J'ai une gueule de bois légère et pas assez dormi. Ça se présente compliqué pour le reste de la journée. Au pied du lit, mes vêtements sont en tas. Je m'habille à moitié, les fesses à l'air. Il fait trop chaud. La minette me précède quand j'entre dans la cuisine. J'apprécie la sensation fraîche du carrelage sous mes pieds. Les gamelles des chats et le bac d'eau sont pleins. Ils n'ont pas faim. Ils sont juste chiants. Je change l'eau et fais mine de servir de nouvelles croquettes. À peine leurs bols posés ils se précipitent pour en ingurgiter quelques unes puis retournent vivre leur vie de chat. Je les croiserai à peine de la journée. Ils vont se terrer dans la salle de bain, sous le chauffe-eau qui contre toute attente est le lieu le plus frais de l'appartement.
Choisir de dire nous pour parler d'un comportement observé peut sembler nombriliste quand le constat posé sur les attitudes en question ne met pas en valeur celui à qui on expose les faits. Il ne veut surtout pas que la moindre connivence vous lie l'un à l'autre. Comment pourrait-il ne pas s'agir d'une opinion et donc d'un jugement arbitraire et subjectif ? Comment pourrait-il en être autrement ? Comment cet inquisiteur pourrait savoir ce qui guide ses actions ? Comment cette personne pourrait-elle voir un comportement grégaire dans l'expression de son libre arbitre ? La critique est destructrice car elle sape, positive ou négative, le socle des convictions d'un auteur. Elle lui donne à voir par les yeux d'autrui. Ce qu'il voit alors c'est non seulement sa création sans son mystère mais aussi sa médiocrité, même dans l'excellence. Il brille rarement de la lumière qu'il voudrait irradier.
Il aura un peu de retard et j'avoue que ça m'arrange. J'ai renoncé à boire mon café et je le laisse refroidir sur un coin de table. J'ai faim et le mal de tête discret de tout à l'heure devient perçant. Deux sachets de Doliprane cinq-cents dans un grand verre avec de la glace et de l'eau. C'est mon petit déjeuner que je prends dans la salle de bain, assis sur le rebord de la baignoire face à la machine à laver qui va partir bientôt. Elle est là depuis neuf ans et avant elle m'a accompagné à Bourges et de retour dans la région. Presque vingt ans de bons et loyaux services. Elle appartenait à ma grand mère qui n'en avait plus l'utilité quand elle est allée vivre chez mes parents. Là, sa courroie a lâché, la pompe ne marche qu'une fois sur deux et elle ne vidange plus. Mon linge sent une odeur entre le chien mouillé et la bouche d’égout. Je mets des huiles essentielles dans le sèche linge pour masquer cette odeur merdeuse mais c'est d'une efficacité très relative. Le moteur est désaxé aussi et le panneau latéral droit ne tient plus en place. Si elle fonctionnait encore, elle ferait un bruit d'enfer comme si un train passait dans l'appartement quand elle essore.
Pourquoi certains de mes amis me demandent des conseils sur la gestion de leur couple ? Franchement, j'ai foiré mon coup tellement de fois que ça frôle le record. Il y a peut-être chez eux quelque chose, comme un besoin malsain de se référer à ces expériences calamiteuses. Je me demande si je ne suis pas devenu une sorte de test sur la fiabilité d'un couple. J'ai beau essayer je me plante toujours. Elle m'appelle un peu avant que je ne parte chercher la nouvelle machine à laver.
Non, mais tu en penses quoi toi ?
Je crois qu'on se pose tous ce genre de question et qu'on trouve chacun notre réponse.
La façon dont on le vit et la façon dont on le dit c'est aussi un reflet de notre personnalité.
Tu sais je ne crois pas aux questionnements. Je crois aux causalités. Il faut comprendre comment les choses arrivent.
Oui. La motivation, l'envie, c'est pas vraiment un truc qu'on peut expliquer. »
Les petits sont encore en train de jouer dans leur chambre au lieu de s’habiller. Rappel à l’ordre. Ils s’exécutent plus ou moins. Départ pour l’école à huit heures quinze. Le grand est à peine éveillé. J’ai bu la moitié de mon café. Ma fille n’a pas brossé ses cheveux. Elle a le look épouvantail des matins feignasse quand elle ne veut pas faire la fille. Elle sait qu’elle va souffrir le martyr quand il faudra démêler sa tignasse. Elle fait peu d’efforts pour l'entretenir. Elle insiste pour ne pas la raccourcir. Elle est bien différente de sa mère. Elle lui ressemble tellement.
Vingt-cinq minutes plus tard, j'arrive à l'agence. Une dizaine de mecs entre vingt et trente ans se tassent dans dix mètres carrés. Je fais “la ronde du serre des mains” sans mémoriser le moindre nom. C'est un festival de parfums de supermarché. Le directeur d'agence entre en dernier. Il demande leurs objectifs personnels à tous les vendeurs et ajoute son challenge à la carotte qui prend la forme d'un billet de cent euros par équipe et d'un billet de vingt en individuel. Il sonne toujours aussi faux mais son ascendant se teinte de bienveillance. Je suis le nouveau du jour.
Un peu plus tôt il m'a confié son scénario de vente. La "bible". Quelques pages imprimées et agrafées à l'arrache qui singent un entretien.
"Et ça, c'est l'ÉTAT". Vous regardez bien le client dans les yeux en pointant le mot du doigt quand vous dites "ÉTAT"
Il n'y a pas de place pour l'improvisation. Tout est chorégraphié, paramétré, expliqué. "Eh oui Madame !" C'est exactement et en détail, ce que les clients mécontents décrivent des entretiens avec les commerciaux de la "boîte". Exactement ou presque. Un mot qui bouge, une virgule à la mauvaise place et ce qui est un argumentaire des plus froids et calculés pour vendre un produit des plus simples se transforme en vente forcée. On est des mercenaires. On est là pour faire de l'argent. Je suis un JO, Journée d'observation. Je pars sur l'équipe qui rentrera le plus tôt pour être de retour pour mes enfants. L'effort me surprend. Séduction, management ou opportunisme stratégique (fusion des deux premiers) ? J'irai à Beaugency…
Orléans, Beaugency, Notre-Dame-du-Cléry, Vendôme
Ce morceau est terrible. Elle est de dos, face à son ordinateur, légèrement inclinée sur son clavier. Je contemple sa nuque. Ses cheveux longs coupés très courts sont encore humides. Il est environ vingt heures. Elle sort de la douche. Elle n'a pas fini de s'habiller. Avant de sortir pour manger elle a rebondi sur le nom de cette ville pour aller chercher un truc dans sa collection de musique. Je regarde ses épaules. Sa peau est très claire mais elle a une marque de maillot de bain qui lui traverse le dos. Elle porte seulement un soutien gorge noir sans bretelles. Sa peau semble jaune et son bronzage légèrement plus ambrée sous cette lumière verte. C'est moi qui lui ai offert cette lampe qui baigne la pièce de cette lumière irisée. Elle porte une jupe en tartan gris et des collants noirs. Aux pieds, elle a mis ses Docs montantes rouge verni. Je me demande si elle va porter son ciré rouge et sa marinière. Le son sort enfin des enceintes et les voix à l'unisson montent accompagnées des guitares du groupe de Crosby. C'est improbable, simple, angélique. Elle me regarde d'un air satisfait. Ses yeux pétillent derrière ses lunettes neuves. Elle me fixe et se fend d'un sourire forcé qui rappelle celui du chat dans Alice au pays des merveilles. Elle attend que je l'embrasse. Je l'embrasse. Je la serre dans mes bras, je mets mon nez dans son cou, je sens son odeur. Elle met sa marinière et son ciré. Elle sourit toujours. Nous sortons. Je crois que c'est notre chanson.
Avec une équipe qui ne sera pas la mienne pour "observer". On se tasse à cinq dans une quatre places. Ça sent le tabac froid, l'eau de toilette et la transpiration. Quand je mentionne cette odeur à un ami, plus tard au téléphone, il en a la nausée. L'autoradio crache des tubes dancefloor. Le chef d'équipe et son copilote sont apparemment cul et chemise. La discussion sur le trajet est un mélange de réminiscences de soirées en boîtes et de conseils sur la gestion commerciale. Aujourd'hui on fait une longue.
Je passe des morceaux pour une trentaine d'excités qui se tassent dans un petit salon de douze mètres carrés. Perché en haut du lit mezzanine, je suis le maître de cérémonie pour cette soirée hommage à DJ Mehdi, mort connement quelques années plus tôt. Je suis complètement débile et saoul. Les enchaînements sont brusques et stupides. Ils font rire ou hurler les danseurs. Elle est au bout du lit. Elle me regarde fixement. Elle me sourit. Dans deux ans, elle me regardera et me sourira le matin au réveil, chez moi, dans mon lit, en haut de ma mezzanine. Elle réalise que je ne suis pas libre. Celle qui vient de m'embrasser et de rire à mes blagues idiotes partage ma vie depuis un peu plus d'un an.
Onze heures, Beaugency, on s’arrête à l'entrée du bourg pour manger tôt, sans pause méridienne. Je m'enfile une baguette chorizo avec une fougasse aux fromages arrosée d'un café et d'un peu d'eau. Je n'ai pas mangé ce matin. Si je ne mange pas à m'en éclater la panse, je sais bien que je serai par terre avant la fin de la journée. Ça palabre autour de la table. Le plus vieux des quatre autres a vingt-huit ans. C'est le manager. Il n'a jamais eu de voiture à lui. Que des véhicules de société. Les autres ont entre vingt-trois et dix-neuf ans. Premier boulot ou presque. Une ancienneté d'une semaine pour deux d'entre eux et de deux mois pour les autres. Le turnover est massif, je commence à me demander si le cynisme que j'ai lu chez le directeur d'agence n'est pas en fait une forme de pragmatisme.
Je ne sais toujours pas comment s'appellent mes collègues de travail. A vrai dire je m'en tape. Personne ne s'appelle. Il n'y a que le Taf et la CAR. On est payé en fonction du volume consommé par les clients que l'on signe et pas par le nombre de contrat que l'on décroche. On peut gagner sa journée sur un contrat. Les nouveaux sont lâchés sur les secteurs de lotissements avec beaucoup de "portes". Le vétéran attaque les maisons personnelles en zone pavillonnaire. Le chef et moi aussi.
Je photographie la centrale de Mer qui déploie ses nuages artificiels dans le ciel de la plaine. On descend de voiture pour commencer à prospecter. C'est le bal des "non" et des "j'veux pas savoir". Les seules portes qui s'ouvrent à nous sont celles de ceux qui sont déjà clients. Je reste silencieux. Je ne dis rien. J'apprends. L'approche est sournoise. Manque de franchise. Le produit est simple, bon, facile à valoriser. Tout le biais de la stratégie de vente se révèle : le client se méfie. Il sait qu'il est du gibier et s‘il ne le sait pas, il sent toutefois le chasseur qui frappe à sa porte et veut pénétrer dans sa tanière.
Quatorze heures et toujours rien. C'est mon premier jour mais je vois bien que l'organisation est hasardeuse. C'est la ville où réside la majorité des employés de la centrale. Comment pourrions-nous faire des étincelles sur une ville qui a sa centrale nucléaire. Les employés de la centrale ont des tarifs réduits sur leur consommation d'énergie. Des tarifs préférentiels, dérisoires, symboliques. Les VRP se sont cassés les dents sur les lotissements. Ils sont habités par des employés ou des retraités du personnel de la centrale. Comme le secteur a déjà été prospecté, les seuls qui étaient susceptibles d'être signés l'ont été depuis longtemps.
Presque bredouille le chef nous annonce qu'on rentre à Tours. On s’arrête sur le bas côté. Le pilote et le copilote échangent leurs places quand le chef de secteur gare sa voiture au cul de la nôtre. L'équipe est ébahie.
Comment il a fait pour nous trouver ? C'est le Hasard ?
Je suis consterné. Ils vivent tous avec leur téléphone greffé à leur main, penchés en permanence sur leurs écrans et ils ne savent pas qu'on peut tracker un véhicule de société grâce à un marqueur GPS ? Ils pensent tous à une coïncidence. Je me demande qui sont ces personnes. Quelles sont leurs lectures, leur connexion avec le monde. Nous sommes libérés après un bilan qui fait grimacer tout le monde. J'ai bien l'impression que l'échec est chronique dans toutes les équipes depuis un sacré bout de temps aux vues des regards blasés que portent mes collègues sur le directeur qui nous explique les raisons de notre échec sans convaincre qui que ce soit.
Sur le chemin du retour, la réalité des salaires éclate. C'est pas mirobolant et ça reste faible comparé à l'investissement demandé. Mille-sept-cents euros nets pour presque deux mois travaillés. Il a dix-neuf ans et il exulte. Je fais le calcul réduit à la journée. Ça reste des clopinettes. J'en ai plein le cul d'entendre Vibration.
A demain, neuf heures…
Enfin, un SMS m'annonce qu'il est en bas. Je le rejoins et on commence par monter la nouvelle machine. Elle est plus large que je pensais. Je dois réorganiser la salle de bain. Ça les arrange de me la donner parce qu'ils aménagent ensemble. Celle-ci c'est un vestige de son ancien couple, son cadeau de mariage. Sa machine à lui est plus récente, plus fiable. Celle-ci fonctionne encore bien. A peine installée, je la mets en marche et nous descendons l'escalier avec la vieille. Elle terminera dans la rue, près des ordures ménagères, sur un point de dépôt prévu à cet effet. Pendant les manœuvres et le trajet, on parle de son couple. Je partage mon expérience de tocard suprême avec lui. Je n'ai toujours pas totalement récupéré…
YO ! Ça va ?
Non !
Pourquoi ?
Comme d'habitude...
Tu viens princesse, on t'attend…
Ce soir on recommence et on va terminer à cinq heures du matin.