1.8
Le disque tourne sur la platine. Un album d'un punk devenu une référence pop. Il craque. Je ne l'ai pas dépoussiéré avant de le passer.
Le disque tourne sur la platine. Un album d'un punk devenu une référence pop. Il craque. Je ne l'ai pas dépoussiéré avant de le passer. J’ai la flemme d'aller le faire maintenant. Je suis dans le salon, à mon poste de travail. Le clavier posé sur mes feuilles à dessin. J'ai perdu un crayon sur mon bureau. Un regard circulaire ne donne rien. Il y a bien mes plumes calligraphiques, à droite, qui se partagent le petit espace du coin le plus proche de mon bureau avec un rotring, une fiole d'encre, une mine de plomb, quelques pièces de monnaie et un stylet, trouvé plus tôt sur le sol de la pièce, vestige de la première console du petit. Plus loin, une bombe de colle repositionnable et un ticket de caisse. Je regarde ce qu'il y figure.
*125G BATON.CHOC.BL__________1.04€
*500G GOUTER FOURRE__________1.01€
*6CONE VAN CARM B/___________2.12€
*DOYPACK CHUNCKY 3___________2.91€
*GAUFFRETE FOURRER___________0.68€
*SAC CAISSE PAPIER___________0.10€
6 ARTICLE(S)TOTAL A PAYER____7.86€
Cet inventaire n'a pas de sens au premier regard. Le mot gaufrette orthographié de façon singulière suivi de son adjectif à l'infinitif éveille ma mémoire. C'est le justificatif de la monnaie qui traîne. La grande avait fait les courses pour le goûter et le petit déjeuner de jeudi. J'engouffre les pièces dans ma poche. Plus loin, sur le bureau, un sachet avec des lentilles pour mon téléphone qui permettent de faire des photographies de détail. C'est avec elles que j'ai fait des agrandissements de mes dessins.
Un peu plus loin, vers l'ordinateur, une pile sur le scanner. La grande règle de cinquante cm sans graduation pour tracer et couper. En dessous une feuille A4 couverte de volutes calligraphiées, un bout d'essai. Quelques feuilles bristol en dessous, puis le chargeur de l'IPad et la règle de trente cm. A gauche du scanner qui est posé contre l'écran qui me fait face, mon disque dur externe. A moitié sous l'écran, il est connecté à un hub qui accueille aussi une clef USB.
Dans l’enchevêtrement de fil qui sort de cet appareil se trouve une autre boule de poils que les enfants ont confectionnée en brossant les chats. Ils perdent leurs poils facilement avec cette chaleur et c'est devenu presque un rituel quotidien, de les brosser pendant plusieurs minutes, le matin pour confectionner, avec ce que la brosse a ramassé, une pelote dense et compacte de duvet gris foncé. On dirait du feutre ou de la laine bouillie. C'est agréable au toucher et à la vue.
La lumière de ma lampe de bureau se reflète sur le cutter dont la lame dépasse. J'ai façonné avec, tout à l'heure, les pages d'une étude d'architecture de quarante feuillets. Je n'aime pas lire les textes longs sur un écran. J'imprime pour lire mais surtout pour ne pas perdre. Derrière le cutter, la règle à rouleau qui m'aide à tracer des lignes parallèles très denses.
Je repense à ma dernière séance de tracé. Je suis au même endroit, la tête penchée et la main gauche fermement posée sur l'axe directeur. Dans la droite, j'ai mon second rotring, celui que je cherche. Je trace avec quelques lignes parallèles pour former un amas très sombre de rainures qui apparaissent comme des sillons de vinyles à l'horizontale. Une ligne, puis une autre encore interrompent ponctuellement et ne complètent pas toute leur trajectoire noire. Des trous blancs indiquent que le réservoir est vide. Il faut que je le recharge. Je me lève pour prendre le torchon qui est sur la table, derrière moi. De retour au bureau, je m'assois et démonte le stylo. Le réservoir est bien vide. Je l'extrais, le remplis, le remets en place puis remonte le corps sur la tête.
La fiole à ma droite est celle que j'ai utilisée. Le dessin est sous mon clavier. Il n'a pas avancé. Je ne me souviens pas ce qui m'a interrompu mais vue la disposition des objets, une notification de messagerie a sûrement interrompu la séance. Le téléphone sonne. C'est un message.
Alors ?
15 minutes, j'arrive.
Ok !
Près du téléphone qui se charge dans le tiroir entrouvert du bureau, je distingue la silhouette de ce que je cherche : un tube noir de bakélite barré de deux traits rouges aux extrémités. Je le mets dans ma poche avec la monnaie et son binôme qui était sur le bureau un peu plus tôt. Mon carnet est sur la gauche. Je le ferme avec une pince chromée avant de me lever, prendre mon blouson et sortir. Le disque tourne toujours quand je sors. Je relèverai le bras plus tard.
Il est midi passé de trois minutes quand j’arrive dans la salle d’attente, près de la machine à café. À ma droite, une femme d’une quarantaine d’années, asiatique, avec un accent prononcé me salue et demande si je suis aussi là pour l'entretien.
Oui.
J'échange quelques SMS avec une amie. Une autre m’a envoyé un message il y a une demi-heure. J'irai manger chez une troisième en sortant d'ici.
Le tigre n'a toujours pas été récupéré.
Une image publiée sur internet affole la région parisienne alors qu'au même moment une sonde nous fait parvenir des images de la surface d'une comète. Dans quelques heures on saura que le tigre aperçu en haut d'un talus était en fait un chat. On en sait déjà bien plus qu'hier sur la composition du sol des objets célestes qui traversent le système solaire grâce à l'analyse des photos de vacances du robot explorateur.
Mon carnet dans une main et un stylo dans l'autre, j'observe ma voisine du coin de l'œil. Elle est très agitée. Mocassins à talon marron, robe en laine beige, pull écru à col roulé. Permanente et lunettes en écaille. Elle n’a rien d'un agent commercial. L'annonce précisait "Débutants Acceptés. Formation assurée par l'employeur." Apparemment elle attend depuis un bail.
Je porte une veste sans col noire griffée Kenzo et un pantalon Hotel en laine à motif prince-de-galle. En dessous, une chemise noire à revers turquoise Manoukian. Autour du cou, une cravate Cardin à rayures et petits pois en camaïeu de bleu-aubergine irisé. Aux pieds, mes classiques chaussettes Hello Kitty grises trouvées chez H&M et des souliers Mascaro. Look limite. Dandy mais sobre, sérieux, soigné et légèrement décalé.
Un homme dans la seconde moitié de sa vingtaine jaillit de derrière une cimaise sur la droite. Nous le saluons à peine alors que, esquissant un sourire gêné, il s’esquive par la droite en longeant le mur, face à nous. Son costume bon marché et sa chemise blanche mal repassée sous sa cravate mal nouée me font douter qu’il s'agisse de notre rendez-vous. Un autre homme surgit de derrière la même cimaise. Plus petit, sourire écarlate et peau bronzée en décembre, veste de tissu vert brillant; c'est le bon, notre recruteur.
À qui le tour?
Ni bonjour ni salut. Ma voisine se lève et disparaît à sa suite. Ils parlent fort. Je peux les entendre sans comprendre ce qu’ils disent alors qu'ils s'éloignent. Lui surtout. Il rit de façon bruyante et agaçante. Il veut donner un ton détendu à l'entrevue mais son attitude crispante produit l'effet contraire. Une porte claque. Je ne les entends plus.
Je ne sais rien de cette société. Elle recrute des commerciaux qui travaillent en direct pour des marques qu’ils représentent. Leur principal client est un groupe pétrolier italien. J’ai rapidement recherché hier quelques informations. Cinq agences, trois-cent agents, un chiffre d'affaire annuel en forte progression qui a culminé à près d’un million d’euros l'an dernier. Ça ne colle pas avec la masse salariale avancée. Ça ne ferait qu’un peu plus de trois-mille-trois-cents euros par an et par employé. Soit ils ont des filiales soit les commerciaux sont rémunérés par le client. Je n'ose pas imaginer la dernière option, le "turn-over" permanent. Ils embauchent en permanence car personne ne reste longtemps à travailler pour eux.
Deux minutes après son départ, mon ex-voisine revient. Sourire gêné, elle aussi. Sur ses talons, pressant, l’homme en costume vert me regarde avec insistance. Il fait un sourire suivi d'une grimace entendue dans le dos de celle qui le précède. Haussement d’épaules, tête penchée sur le côté et visage crispé qui feint la pendaison pour un instant. La situation est tellement grotesque que je n'ai pas le temps de trahir mon étonnement en réponse. Elle disparaît au coin de la machine à boisson. Il tend la main, m’invitant à le suivre.
Nous entrons dans un petit bureau meublé seulement d’une lampe et d’un ordinateur ultra portable de grande marque posés sur une table au revêtement stratifié beige. La lumière est jaune comme dans une série allemande et les murs blanc cassé accentuent cette sensation. La pièce est exiguë. Elle mesure tout au plus six mètres carrés. — Ça coûte un bras un appareil comme ça. J'en ai démonté un pour un ami qui voulait changer le disque dur dont les performances médiocres ne convenaient pas à l'usage qu'il voulait en faire. — Il me montre un siège, s'assoit face à moi et joint ses mains aux doigts gonflés. Appuyé sur ses coudes à la perpendiculaire de ses épaules, penché vers moi sur le bureau il commence. Je sens son haleine quand il me dit qu'elle, celle qui m'a précédé, était ingénieur en solutions logicielles. Ça sent le rhum. Je déteste le rhum et je remarque que sa peau est luisante. Ce n'est pas l'effet de sa crème hydratante. Il transpire l'alcool. L'air aromatisé au déodorant qui sature la pièce dissimule grossièrement les vestiges de sa soirée de la veille. Je reprends la parole.
Effectivement, c’est pas le profil le plus cohérent.
C’est un peu plus le mien.
Je lui tends mon curriculum vitae. Il déplie la feuille A4.
Dites donc, il est coloré votre CV !
Trois cm de marge périphérique, rédigé en police Helvetica dix et huit points. La page est un modèle de rigueur. Douze expériences listées et organisées en deux catégories, quatre compétences spécifiques et un court résumé de mes études interrompues. En tête : l'état civil. En pied : les centres d’intérêt. Pas de photo.
C’est clair et net. Ça ne déborde pas. N’importe qui peut faire un CV arc-en-ciel. C’est plus rare d'en faire un qui soit vu. Il me semble qu’il vous a étonné par sa sobriété.
Toujours souriant et immobile, il me toise quelques temps en silence puis esquisse une duckface. L'odeur revient. Il n’a pas dû désaoûler. J'ai l'impression qu'il cherche à reconnecter les points... Un coup d’œil sur mon résumé, un autre sur son PC. Un clic sur la machine et un doigt sur la seconde étape significative de mon parcours professionnel. Il lit à voix haute l'intitulé.
Responsable de boutique pour… Alors ?
En fait il n’a pas lu ma candidature. J’esquisse une réponse qui paraphrase ce qui est inscrit sous son doigt resté en place. Il rétorque qu’il ne connaît pas, qu’il vient de Nantes. Il se présente enfin.
Il a vingt-neuf ans et aurait interrompu ses études à dix-huit ans. Ses parents lui auraient donné un pécule qu’il aurait dilapidé avant de créer sa propre société, un restaurant franchisé de sushis. Il aurait eu onze établissements avant qu’ils ne soient rachetés par un fond de pension brésilien et qu’il ne prenne une année sabbatique. En deux-mille-douze il aurait été appelé par le géant du gaz italien, pour vendre des abonnements de distribution. Onze restaurants en six ans, ça force le respect. Je ne sais pas s‘il y croit. Moi pas. Il m’explique la stratégie de la marque, son positionnement et ses produits de façon sommaire.
Il y a pas mal d’incohérences mais c’est un commercial, pas un journaliste. Il peut se tromper mais sa faculté à mentir ouvertement en regardant son interlocuteur dans les yeux est assez troublante. Il guette mes réactions. Il sait que je sais. Il affirme que son employeur pourrait racheter son concurrent russe. Il invente la moitié de ce qu'il me raconte. Je suis presque sûr qu'il improvise totalement. Il sait que je ne gobe pas son argumentaire et ses anecdotes de recruteur. Mais il a besoin de me faire comprendre qu’il décide de tout. Il se prend comme exemple. Il est rentré comme commercial. Il a fait ses objectifs. Il est devenu chef d’équipe en deux mois. Deux mois de plus, il est devenu chef de secteur. Et là, il me propose le poste de chef d’équipe mais il faut que je fasse mes preuves. Il faut que je commence en bas de l'échelle, comme lui. Il insiste, je serai surement à sa place dans peu de temps. J’acquiesce, renvoie à mes expériences et argumente que je comprends.
Il enchaîne avec l'esprit d'entreprise, la politique de recrutement et surtout celle de licenciement.
C’est pas la peine de venir chez nous pour bosser quelques mois avant de chercher le licenciement pour retourner au pôle emploi. On aime pas les licenciements conventionnels. D’ailleurs on ne licencie pas tout court. Un mec qui n’est pas positif, on lui donne une dizaine de contrats et on lui dit de faire comme il veut. Au bout de deux ou trois fiches de paie à zéro, il est calmé. On aime pas les Comités d’entreprise, alors on fait des filiales. Vous ne venez pas pour partir dans trois mois ?
Non . Je préciserai juste ce qui n'est pas sur mon CV, j’ai trois enfants.
Félicitations!
En résidence alternée. Je dois m'organiser pour les faire garder pendant mes horaires de travail. Quels seraient-ils ?
9h00-20h00, du lundi au vendredi. J’en ai un autre comme vous, on pourra s’arranger pour que vous partiez à 19h30.
Il n’a visiblement pas d’enfant.
Je n’ai pas le permis de conduire.
Oh, c’est pas bien grave. On a ce qu’on appelle les équipes Tram. Dans les villes comme Tours, on vous paye des abos de tramway ou de bus et vous utilisez les transports en commun pour prospecter. Et le permis, au pire, ça se passe.
Je me demande comment passer le permis quand on travaille de neuf heures à dix-neuf heures trente. Tout est bidon. Je ne crois rien de ce qu'il me dit. Je pense que la seule chose qui est vraie c'est le nom du client et le produit qui doit être vendu.
Sourire large et froid qui laisse paraître ses dents jaunies par le tabac. Il me regarde droit dans les yeux, entoure mon nom en vert sur le Curriculum.
Alors, intéressé ?
Je n’ai pas le temps de répondre qu'il ajoute deux plus vert à la suite de mon nom sur la feuille.
J’avais 3 postes à pourvoir. J’en ai déjà deux, je viens de vous rencontrer. Je vous rappelle dans la journée.