1.9

Prendre son temps c'est ce qui me coûte le plus. La patience, l'expectative. Ne pas aller trop vite et ne pas donner l'impression de ne pas y aller.

J'ai lu ce que tu écris.

Ah ?

Je l'ai reconnue tu sais.

Tu crois ?

Je sais.

Tu te trompes.

Tu ne vas pas me dire ce que je crois ?

Non, mais ce n'est pas vrai. Ça n'est pas arrivé, pas comme ça.

Oui, mais je t'ai reconnu.

Qu’est-ce que tu veux dire ?

Ne fais pas le malin !

Prendre son temps c'est ce qui me coûte le plus. La patience, l'expectative. Ne pas aller trop vite et ne pas donner l'impression de ne pas y aller. Un équilibre complexe à trouver. Au début, je me trompais, toujours. Aucun entraînement préalable et un manque de pratique évident font que sans le vouloir, j'allais trop loin ou pas assez. Ajoutez à cela que chaque situation est unique, chaque susceptibilité est singulière. Au final c'est systématiquement un calvaire, une épreuve, plus ou moins supportable, plus ou moins agréable. Il faut se préserver mais pas trop. Il faut aller dans sa direction sans l'oppresser, sans lui faire peur et sans me laisser dépasser à mon tour.

Je vais rester ici quelques jours. J'ai besoin de prendre du recul pour décider du chemin qu'on prend.

Tu ne penses pas qu'on pourrait en parler tous les deux ? Si ça nous concerne, c'est ensemble qu'il faut voir ça, non ?

Je ne sais pas.

Tu ne sais pas quoi ?

Si je peux parler de nous avec toi.

Ça a duré des années comme ça. Un jour le téléphone n'a pas sonné. Je n'ai pas reçu de message. Au début ça me semblait un peu étrange, alors je lui ai écrit un petit mot. Pas une phrase. Un mot gentil mais personnel. Je ne voulais pas laisser paraître mon intérêt. Pas de réponse. Le lendemain, j'étais assez inquiet alors j'ai appelé. Répondeur. C'était pendant les heures de bureau, je me suis dit que ça devait être à cause d'une réunion. Je n'ai pas laissé de message. J'ai envoyé un autre mot. Pas le même. Pour éviter la symétrie. Pour ne pas avoir la sensation de me répéter. Rien, jusqu'au lendemain. Là, j'ai remarqué qu'elle avait lu, la veille. Elle n'avait pas répondu. N'avait-elle pas eu le temps ou pas voulu répondre ? J’ai écrit un message plus long. Son silence paraissait volontaire. J'ai écris que j'étais inquiet. Elle m'a répondu. Plus d'une heure après.

C’est volontaire. Je ne voulais pas te le dire.

Quoi ?

Je ne veux pas te perdre mais je ne peux pas continuer. Ce n'est pas toi, mais je n'en peux plus.

Pourquoi tu ne m'as rien dit ?

Je me suis dit que si je ne disais rien, ça serait moins douloureux, que ce serait plus simple.

C'est redoutablement logique. Terrible. Il n’y a rien à faire, je suis un tocard. Je ne vois rien venir et je ne peux rien contrer. C'est une situation d’impuissance et d'abandon. Abandonné à la situation car si jamais il y a une issue heureuse elle se trouve dans la suite. Ce qui n'est pas encore arrivé. Et pour cela, il faut, en dépit de mes réticences, forcer ou accepter le silence. Ce serait stupide de forcer.

J'ai besoin d'être seule un moment.

Je comprends, mais je ne suis pas d'accord.

Après avoir emmené les enfants au centre aéré, j'ai fait mon sac, vendredi. Il était neuf heures. Six chemises et quatre tee-shirts avec trois pantalons, six paires de chaussettes et dix caleçons dans une grande valise noire. Avec, j'ai mis un maillot de bain et une grande serviette léopard sans oublier ma trousse de toilette complète. Je ne le lirai pas mais j'ai pris le dernier numéro de fluide glacial, un gant de toilette et une boîte de pansements. Pour la route, dix centimètres par trente de toile à ouvrage et trois cents mètres de fil de coton rouge.

Elle hésite à monter. Besoin de solitude. Je n'ai pas envie de rentrer chez moi. Plus tard, au prix d'un grand nombre de messages en forme d'antiphrases et d'appels évidemment hypocrites à son empathie, elle finit par passer prendre un verre. L'entrée de l'appartement est ornée de deux crottes que m'a offert la minette en remerciement de mon absence prolongée. Elle feule et grogne. Je l'ai laissée une semaine. Visiblement elle est contre les vacances. Je nettoie. Impossible de la caresser. Le mâle se laisse faire mais s'enfuit. De toute évidence, il a servi de souffre douleur. Elle lui jette un regard sombre avant de se retourner vers moi, réprobatrice. Elle grogne encore et s'en va en courant.

Elle est sur le balcon. Elle fume une cigarette. L’argument décisif pour qu’elle monte était ma capacité à lui procurer du feu car elle a perdu son briquet hier. Elle me dit qu’elle trouvait notre co-voitureur à son goût. Je lui dit que je trouvais notre covoitureuse à mon goût. Elle rigole. Elle a leurs numéros de téléphone. Je ne saurais pas quoi en faire. J’ai suffisamment de mal à séduire. Une que je connais c'est l'enfer. Une que je n’ai que croisé, une qui m’a entendu pendant sept heures faire le pitre pour détendre l'atmosphère... Elle acquiesce. Elle non plus ne se sent pas d’aborder ce mec. Elle ne saurait pas comment lancer la discussion, quel prétexte trouver. Je lui ai sûrement cassé son coup en la menaçant de lui toucher les seins si elle disait trop de conneries. Elle s’en va. La chatte s'est calmée. Je reste seul chez moi avec mes chats. La restauration de mon disque dur a planté. Je prends mes clefs, je descends prendre le courrier. Il n'y a qu'une lettre dans la boîte. L’adresse est manuscrite. C’est l’écriture de ma mère.

Je me réveille vers huit heures trente. Il a dormi sur mon canapé, dans la véranda de mon appartement. On appelait ça comme ça mais ce n'était qu'une extension en préfabriqué de la maison dont deux tiers des murs étaient vitrés. Il est là car il prépare une installation pour la galerie qui m'emploie. Je vivais seul à ce moment là. Elle ne venait plus. Nous étions en froid et elle vivait encore loin. Elle sera enceinte dans six mois. C’est le début de l’automne. Mon colocataire c'est mon chat. Il vit avec moi. Il a deux ans et c’est ma seule compagnie quand je rentre du travail. Il déteste à peu près tout le monde à part moi. Pendant la nuit, il a fait une énorme merde près de la tête de l'ami qui dormait dans mon canapé. J’éclate de rire en apprenant ce qui s'est passé. Il déteste les chats. Le matou se tient dans l’embrasure de la porte de la véranda, dominant la scène du haut des trois marches qui doivent être franchies pour passer du salon à la cuisine. S’il pouvait sourire, je pense qu’il aurait le visage fendu d’une oreille à l’autre, félin et pétillant, jubilant de l’effet de sa farce sur sa proie. Il tourne enfin les talons et part gratter quelques croquettes avant de sortir.

Tu veux un café ?

J’ouvre l’enveloppe. Il y a tellement longtemps que je n’ai pas vu mes parents ou eu de leurs nouvelles que je suis surpris qu'ils m’écrivent. J'appréhende un peu. Dans l'enveloppe, une photocopie mal centrée, agrémentée de notes manuscrites. Je lis.

crémation.

Je relis avec plus d’attention de l’en tête au pied de page. C'est un document officiel.

Incinéris s’associe à votre peine et s’engage à assurer dans le plus grand respect l’incinération

Collective___________________[ x ]
Avec restitution des cendres_[ o ]

C'est quand même étrange d'envoyer ce genre de faire part de décès. Je sais qu'il ne s'agit pas de ma mère, puisque c'est elle qui a rédigé l'adresse. Mes parents sont contre l’incinération donc je doute qu'il s'agisse d'eux. Pourquoi une incinération collective ? Ça se fait ça ? Il y a un caveau familial et de la place pour eux. Il y a de la place depuis la réduction de ma tante et de mes arrières grand-parents. Il avait fallu faire de la place pour ma grand-mère.

Nom : Peewee, Espèce : Chat, Race : Européen, Né le : 01/03/1999, Décédé le 02/08/2014. »

De mort naturelle_________[ o ]
De mort accidentelle______[ o ]
Par nécessité médicale____[ x ]

Quelques lignes concernant les prestations spécifiques accompagnant une incinération individuelle.

En lui assurant une fin décente, vous lui témoignez affection et fidélité. Nous vous prions d’agréer, Madame, Mademoiselle, Monsieur, nos respectueuses salutations.

Paraphe et tampon du vétérinaire et du président de la société d’incinération, le tout assorti des tampons et sceaux légaux. Pas de signature face au nom de mon père qui siège en bas à droite comme commanditaire de l’acte. C'était un croisement de “Bobtail japonais” et de “Anatoli”. Il avait une robe bicolore blanche et grise. Il aimait beaucoup l’eau et prenait des bains dans la piscine. Mon ex était allergique aux chats et il vivait depuis 8 ans chez eux, à la campagne. Il aimait se blottir derrière l’écran de mon ordinateur ou sur mon cou pendant les heures que je passais devant l'écran. Je vérifie dans l’enveloppe s‘il y a autre chose. Pas un mot, pas une note, pas une information. Je mettrai 3 heures à rédiger ma réaction à cet absurde message. Un sms de dix caractères à destination de mon père. Je n’espère rien en retour. Il ne répond pas.

La chambre est baignée d'une obscurité ambrée. Les murs peints en jaune sont moins déprimants depuis que nous avons mis ces nouveaux rideaux. C'est l'été et nous sommes dans le lit en plein milieu de l'après-midi. Nous regardons l'image des voitures qui passent en contrebas se refléter sur l'écran blanc du plafond. Il fait très chaud et nous sommes à peine sous les draps. Elle est contre moi. Au creux de mon bras. Je lui explique le phénomène qui est celui de la "camera oscura". Ça l'intéresse un moment mais comme toujours je parle trop. Ces grandes raies de lumière, ces passants en bas en anamorphose me fascinent. Je me suis tu depuis près de dix minutes. Les pans de tissu rouge sont plus visibles, mes yeux se sont habitués à la pénombre. Elle dort. Je distingue de plus en plus de détails dans ces images étranges et me demande comment je pourrais les capter, les enregistrer et donner à voir ce qui se passe là haut. Je m'endors.

Nous parlons de cette lettre. Je lui dis que mon chat est mort le lendemain de notre départ. Que si nous étions passés chez mes parents je l'aurais peut-être vu la veille de sa mort. J'aime beaucoup mes chats. Je lui dis que j'ai écrit à mon père. Elle me répond que c’est bien, pour moi. Une autre amie m'envoie un petit mot de soutien. On discute 5 minutes, très impersonnel. Très superficiel. Elle a mis un commentaire positif à notre covoitureuse ingénieur-du-son.

Super trajet, très arrangeante, bonne musique, bonne ambiance ! ;))

Un copain a fermé son compte Facebook.

4950 amis, 3000 cons, j’en ai eu marre.

Je n’ai que deux ou trois amis, des milliers de contacts, une centaine de copains. Demain j’irai payer mon loyer. Ce soir je m’endors en pensant aux petites dettes qui parsèment mon quotidien. Toutes ces micro sommes qui juxtaposées forment une montagne presque insurmontable de créances que je ne peux pas honorer. Il y en a bien peu qui sont évitables. Beaucoup de dépenses à faire. Tout cela n’a pas beaucoup de sens et une utilité très ponctuelle. Parfois je paye sans trop savoir pourquoi. Parfois je ne paye pas parce que je ne peux pas.

Selon mes informations, vous n’avez pas payé les produits dont vous êtes redevable selon les prescriptions légales. Je vous invite à régulariser votre situation dont le décompte détaillé figure dans le tableau ci-dessous. A défaut, je poursuivrai, à l’issue d’un délai de trente jours suivant la notification du présent document, la procédure visant à obtenir le paiement des sommes spécifiées.

- TOTAL DU : 22,20 €

Les enfants rentrent bientôt. Après le loyer, j’irai faire les courses. Je suis rentré chez moi. La chatte est près de moi. Elle ronronne à ma tête. Je devine sa présence dans l’obscurité. Je sens son odeur. Les draps sont chauds sous moi et je retourne l’oreiller pour trouver la fraîcheur. J’ai envie de dormir mais je ne sais pas comment faire. Il paraît que plus on cherche à trouver le sommeil, moins on le trouve. J’aimerais qu’elle soit là. J’aimerais avoir trop chaud. J’aimerais que sa tête, au creux de mon bras, coupe ma circulation. J’aimerais essayer de le retirer en douceur pour récupérer de la sensibilité et qu’elle me retienne inconsciemment en plissant les yeux dans son sommeil.  

Je suis seul dans le lit, sur le ventre, sur le bord, immobile, le drap coincé sous mon corps. Elle entre dans la chambre, comme tous les soirs. Le parfum de sa crème hydratante embaume toute la pièce. Elle s'allonge près de moi, m’embrasse dans le cou et se redresse pour s'asseoir et programmer son réveil. La lumière s'éteint. Elle se blottit contre moi et me prend contre elle quelques instants puis elle me tourne le dos.

Tu pourras aller au marché demain ? Je t’ai fait une liste.

Je t’aime.

Bonne nuit.

J’ai peur de ronfler ou de prendre trop de drap. La pensée de faire quoi que ce soit qui puisse la contrarier est insupportable. C’est obsédant. Je vais mettre de longues minutes à m’endormir. Pour m’aider je vais faire comme dans ma chambre d’enfant. Regarder les minutes s’écouler sur l’écran du radio réveil. La lueur verte est désagréable. Elle occupe toute la pièce et je commence à faire l’inventaire de ce qui jonche le sol aux abords du lit. Mes vêtements en tas sont sur mes chaussures, à quelques centimètres de ma tête. Le lit est un sommier sur lequel est posé un matelas. Je ne lis l’heure qu’avec mon œil gauche car la pile occulte la vision de l’autre. Plus loin il y a une boîte qui contient des préservatifs. Ça fait un bail qu’on en utilise plus. Un emballage de gâteaux et un magazine dont je n’arrive pas à lire le titre sont à droite de mes habits. L’odeur de son shampoing a pris le dessus sur celle de son lait corporel. Je sens aussi mon odeur. Je n’aime pas l’odeur de ma transpiration. Je n’aime pas me sentir. J’entends le sang qui bat dans mes oreilles. J’entends mon cœur. J’entends sa respiration. Elle dort. Elle va bientôt commencer à marmonner dans son sommeil.

On sonne à la porte. Je vais ouvrir. Je vois son visage.

Oh non !

Elle hoche des épaules, sourit gênée, pince ses lèvres et regarde vers le bas.

J’y arrive plus. Je suis désolée.

Je t’aime.

Je sais. Tais toi.

Elle entre. Prend quelques affaires. Nous parlons à peine. Enfin, elle part de la maison et me laisse, d’avance, sa part du loyer pour trois mois.